Le principe "Res Judicata", un principe appartenant à l'ordre public international

26/11/2020 - 10 min. de lecture

Le principe "Res Judicata", un principe appartenant à l'ordre public international - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Thorsten Vogl est Membre du Comité directeur de l’Organisation suisse permanente d’arbitrage (Zürich, Suisse), Rédacteur de la revue suisse "Strassenverkehr/Circulation routière", Professeur de droit à l’École polytechnique de l’ABB (Baden, Suisse) et Associate de la GSL Consulting GmbH (Biberist, Suisse). Il est Membre honoraire de l’UNIDA, Association pour l’Unification du Droit en Afrique (Paris) et auteur de nombreuses publications. Chancya Samantha Levillain est juriste.

---

Annotation de l’arrêt de la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage de l’OHADA du 27 févr. 2020, n° 068/2020, La République du Bénin c/ La Société Générale de Surveillance S.A. (SGS)

 

Résumé

Dans une décision récente, la Cour commune de justice et d'arbitrage de l'OHADA a décidé que le principe res iudicata fait partie de l'ordre public international.

Par cette décision, la Cour renforce une position soutenue notamment par la juridiction suisse, mais aussi par l'arbitrage, alors que la Cour suprême allemande considère le principe comme faisant partie de l'ordre public national.

Étant donné que l'ordre public national applique des normes plus strictes que l'ordre public international, tous les éléments appartenant à l'ordre public international doivent être considérés comme des exigences minimales pour la reconnaissance et l'exécution de sentences arbitrales. L'arrêt du CCJA est un pas en avant pour considérer, au niveau international, le respect du principe res iudicata comme conditio sine qua non de la force exécutoire des décisions.

 

I. L’arrêt

Quant à l’existence d’une clause compromissoire, la République du Bénin sollicitait, en décembre 2016, l’annulation d’un contrat conclu avec la Société Générale de Surveillance S.A. (SGS) devant la juridiction étatique, soit devant le tribunal de première instance (TPI) de Cotonou statuant en matière administrative. Par jugement du 13 février 2017, le TPI faisait droit à cette demande. Au cours de cette procédure, quant à l’existence de la clause compromissoire dans le contrat, aucune des parties n’avait soulevé l’exception d’incompétence.[1] Ce jugement passait ensuite en force de chose jugée.

Le 31 janvier 2017, la SGS entamait une procédure arbitrale contre la République du Bénin. Cette dernière soulevait l’exception d’incompétence que le tribunal arbitral rejetait par sentence partielle du 6 avril 2018. L’État du Bénin formulait alors un recours en annulation contre cette sentence que la cour d’appel d’Ouagadougou rejetait le 21 septembre 2018 en retenant que "le TPI de Cotonou s’est prononcé sur la validité du contrat en indiquant expressément que la clause arbitrale s’applique à l’exécution et à l’interprétation du contrat ; qu’en se référant aux termes du jugement lui-même, il n’a pas pu avoir vocation à créer une autorité de chose jugée dans la matière relevant de la clause arbitrale". La Cour Commune de Justice et d’Arbitrage (CCJA)[2] de l’Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires (OHADA)[3] cassait cet arrêt de la cour d’appel de Ouagadougou et annulait la sentence partielle rendue le 6 avril 2018 par le tribunal arbitral.

La Cour fondait sa décision sur l’article 26(e) AUA qui permet le recours en annulation si la sentence arbitrale est contraire à l’ordre public international, règle qui correspond à l’article 1514 du Code de procédure civile français.[4] Très brièvement (ce qui correspond à la tradition juridique française), mais tout à fait clairement, la Cour souligne que l’autorité de chose jugée assure la sécurité d’une situation acquise et constitue donc un principe fondamental de la justice.

La Cour ne devrait donc plus trancher la question cependant intéressante que la convention d’arbitrage devenait inapplicable par suite du renoncement tacite sans équivoque de la société SGS.[5] Aussi, pour ce motif, celle-ci n’aurait donc pas dû lancer la procédure devant le tribunal arbitral.

 

II. La conception internationale

Cette décision s’intègre bien dans la conception internationale du principe "res iudicata".

 

A. La Suisse

Tout d’abord, le Tribunal fédéral Suisse a souligné, à plusieurs reprises, qu’un tribunal arbitral viole l'ordre public procédural s'il statue sans tenir compte de l'autorité de la chose jugée d'une décision antérieure.[6] L’autorité de chose jugée de la première décision permet cependant seulement le refus de l’exéquatur si cette décision peut être reconnue en Suisse.[7]

Sans le mentionner expressis verbis, le Tribunal fédéral applique l’ordre public international aux sentences arbitrales étrangères. À la différence du droit français et du droit OHADA, le législateur ne l’oblige pas à ce pas dans la mesure où l’article 194 de la loi fédérale sur le droit international privé (LDIP) dispose que "la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères sont régies par la convention de New York du 10 juin 1958 pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères". En outre, cette convention statue dans son article V(2)(b) sur la possibilité de refuser la reconnaissance ou l’exécution de la sentence si celle-ci "[est] contraire à l’ordre public de ce pays". Il revient donc à la loi et à la jurisprudence du for d’interpréter la notion d’ordre public.[8]

Dans ce contexte, il faut prendre en considération la définition de l’ordre public que le Tribunal fédéral applique dans ses jugements cités : "il y a violation de l'ordre public procédural lorsque des principes fondamentaux et généralement reconnus ont été violés, ce qui conduit à une contradiction insupportable avec le sentiment de la justice, de telle sorte que la décision apparaît incompatible avec les valeurs reconnues dans un État de droit". On remarque qu’on ne trouve aucune référence aux principes du droit suisse. Tout au contraire, cette formulation ("principes fondamentaux", "valeurs reconnues dans UN ÉTAT DE DROIT" - sans désigner la Suisse !) permet de conclure que le Tribunal fédéral applique aussi un ordre public international. Cela s’intègre dans un contexte dans lequel le Tribunal fédéral constate expressément que "la jurisprudence s'est employée à délier l'ordre public de l'art. 190 al. 2 let. e LDIP de toute attache nationale".[9]

On peut alors douter que la portée de l’ordre public de l’article 190 al. 2(e) LDIP et celle de l’article 194 LDIP se référant à l’article V(2)(b) de la convention de New York soient équivalentes[10] ; mais on ne peut douter que dans les deux cas, on applique l’ordre public international. En effet, il serait tout à fait contradictoire d’appliquer l’ordre public national, beaucoup plus strict, lors d’une demande d’exequatur[11] d’une sentence arbitrale tandis que pour une demande d’annulation, l’ordre public international serait le facteur déterminant. Le régime de l’exécution doit être au moins aussi libéral, si ce n’est plus encore que celui de l’annulation - comme le postulent Patocchi et Jermini (voir note 11). Par conséquent, il ne fait aucun doute que dans le cadre de l’article 194 LDIP, tout comme dans celui de l’article 190 al. 2(e) LDIP, s’applique l’ordre public international.[12]

On peut donc retenir que, parce que le Tribunal fédéral considère le principe de la res iudicata comme motif de refus d’une demande d’exéquatur en vertu de l’article 194 LDIP, il le considère comme partie de l’ordre public international. Ainsi, même en prônant une hiérarchie entre la notion de l’ordre public telle qu’entendue dans l’article 190 al. 2(e) LDIP et celle entendue dans l’article 194 LDIP, le principe de la res iudicata fait tout de même partie des "conditions minimales" qu’exige l’ordre public d’exécution.

 

B. L’Allemagne

La décision du Bundesgerichtshof allemand[13] est tout à fait claire - comme en résulte des motifs (note 9 de l’ordonnance), la Cour se réfère à un ordre public national en soulignant que la décision attaquée par la révision viole l’"ordre public procédural du droit interne". La lecture des motifs exposés dans la note 10 met en évidence cette conception, les juges évoquant une "incompatibilité avec les principes fondamentaux du droit allemand", une "contradiction insupportable aux valeurs éthiques allemandes" et des "principes élémentaires du droit procédural allemand".

 

C. La juridiction arbitrale

La jurisprudence arbitrale semble intégrer le principe "res iudicata" à un ordre public international. Dans sa décision Petrobart Limited v. The Kyrgyz Republic[14], le tribunal arbitral souligne que la ʺnotion of res iudicata is undoubetdly recognized in international law˝.

 

III. Les conséquences de cette classification juridique

A. La notion d’"ordre public international"

La définition du terme "ordre public international" incombe aux législateurs nationaux et est différente d’un État à l’autre.

En Suisse, on ne trouve pas une définition claire, mais comme le constate le Tribunal fédéral lui-même, "une valse des définitions" [15] que les juges énumèrent tous dans leurs arrêts. Après une profonde analyse des différentes opinions, le Tribunal fédéral retient qu’"une sentence est incompatible avec l'ordre public si elle méconnaît les valeurs essentielles et largement reconnues qui, selon les conceptions prévalant en Suisse, devraient constituer le fondement de tout ordre juridique".

Le Bundesgerichtshof allemand définit l’ordre public national comme les règles du droit allemand ayant un caractère impératif (ius cogens). L’ordre public international, cependant, ne se compose que des règles impératives du droit interne qui, lors d’un conflit de lois, s’imposent contre les normes applicables du droit étranger.[16]

En France, l’ordre public international est composé par les "principes de justice universelle considérés dans l’opinion française comme dotés de valeur internationale absolue"[17]. Du fait que le droit OHADA repose principalement sur le droit français, cette définition vaut également dans ce contexte, au moins jusqu’à ce que la juridiction de l’espace OHADA en décide autrement.

En Italie, on ne distingue plus entre un ordre public national et un ordre public international. La Corte di Cassazione formule le besoin de déduire les principes fondamentaux qui caractérisent l’attitude éthique du droit pendant une période historique sur la base de l’ordre public international.[18] Ce dernier se définit, selon une décision précédente, par les principes à caractère universel communs à un grand nombre de civilisations similaires ayant l’intention de protéger les droits fondamentaux de l’homme souvent ancrés dans des déclarations ou des conventions internationales.[19]

 

B. Le principe de la res iudicata comme partie de l’ordre public international – conséquences

Une chose est évidente : quelle que soit la définition et en dépit de la distinction entre ces deux notions, les règles appartenant à l’ordre public international font complètement partie de l’ordre public national, ce dernier étant donc plus étendu et moins favorable à la reconnaissance et à l’exécution d’une décision étrangère.

Si donc le principe de la "res iudicata" appartient à l’ordre public international, il est à considérer comme partie de l’"inventaire minimum" des conditions légales à observer lors d’une demande d’exequatur. La décision de la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage de l’OHADA constitue une avancée importante et à pleinement saluer, qui permet d’ancrer au niveau international cette importance fondamentale du principe "res iudicata" lors de la reconnaissance et de l’exécution des jugements et des sentences arbitrales.

Thorsten Vogl et Chancya Samantha Levillain

---

[1] Si l’incompétence de la juridiction étatique avait été soulevée, l’article 13 alinéa 2 de l’Acte Uniforme relatif au droit de l’Arbitrage (AUA) aurait obligé le TPI à se déclarer incompétent. Une décision qui aurait été rendue au mépris de cette obligation se serait alors exposée à l’invalidation.

[2] Cour Commune de Justice et d’Arbitrage de l’Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires (OHADA), arrêt n° 068/2020 du 27 février 2020, disponible, après inscription gratuite, sur le site https://biblio.ohada.org/pmb/opac_css/.

[3] L’OHADA (Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires) comprend actuellement 17 États membres. Son objectif est d’harmoniser le droit des affaires au sein de ses états membres et de créer sécurité juridique et judiciaire pour les investisseurs et les entreprises, un but atteignable seulement si ses États membres arrivent à lutter contre la corruption souvent galopante, v. Thorsten VOGL, "La Lutte Contre la Corruption : Condition Essentielle pour la Réussite de l’OHADA", Recueil Penant, No. 867 (2009), pp. 206–214. La Cour Commune de Justice et d’Arbitrage (CCJA) est la plus haute juridiction de l’espace OHADA. Elle se substitue aux cours nationales de cassation et statue en dernier ressort dans les matières du droit OHADA.

[4] Thorsten VOGL, Das neue französische Schiedsrecht, RIW 2011, p. 360 et ss, 366. Le législateur de l’OHADA a donc supprimé la limitation contenue dans la version précédente de l’Acte Uniforme relatif au droit de l’Arbitrage qui exigeait une contrariété à l’ordre public international des États OHADA. On constate ainsi une adéquation au droit français.

[5] À noter que, selon notre avis, le fait que la SGS acceptait tacitement la compétence du tribunal étatique, n’éradiquait pas entièrement la clause compromissoire du contrat, mais l’abrogeait seulement pour l’objet du litige concret, v. Thorsten VOGL, "Das Schicksal von Schiedsklauseln bei rügeloser Einlassung auf den Prozess vor staatlichen Gerichten", RIW 2015, p. 269 et ss.

[6] ATF 141 III 229, consid. 3.2.1, 3.2.2 ; ATF 140 III 278, consid. 3.1 ; ATF 136 III 345, consid. 2.1 ; ATF 128 III 191, consid. 4a.

[7] Tribunal fédéral, arrêt du 25 février 2015, 4A_374/2014, consid. 4.3.2.2 et s.

[8] Stefan LÜKE, Punitive damages in der Schiedsgerichtsbarkeit, 2003, p. 75 ; Sophie BARENDS, Streitbeilegung in Unionsabkommen und Europäisches Unionsrecht, 2019, p. 249.

[9] ATF 132 III 389, consid. 2.2.2 ; v. aussi Jolanta KREN KOSTKIEWICZ, Schweizerisches Internationales Privatrecht, 2e éd. 2018, note 1004

[10] Dubitatif : BSK IPRG – Patocchi/Jermini, Art. 194 n. 128 ; à nous cependant, en conformité avec BSK IPRG – Pfisterer, Art. 190 n. 72, il semble préférable de ne pas créer une hiérarchie dans la notion de l’ordre public international.

[11] Exequatur : procédure permettant de donner force exécutoire à jugement étranger ou une sentence arbitrale dans un autre État.

[12] Stefan LÜKE, op. cit. (n. 9),  p. 290.

[13] BGH, ordonnance du 11.10.2018 - I ZB 9/18.

[14] Petrobart Limited v. The Kyrgyz Republic, SCC Case No. 126/2003, p. 64.

[15] ATF 132 III 389, consid. 2.2.2.

[16] BGH, arrêt du 18 octobre 1967 – VIII ZR 145/66 = NJW 1968, p. 354.

[17] Cass. civ., 1ère civ., 25 mai 1948, pourvoi n° 37.414, Bull. civ. 1948, I, n° 163, RCDIP 1949, p. 89 ("Arrêt Lautour").

[18] Cass., 6 dicembre 2002, n. 17349, confirmé par Cass., 27 settembre 2012, n. 16511.

[19] Cass., 8 gennaio 1981, n. 189.

26/11/2020

Dernières publications