Le télétravail : la tragédie du chœur brisé et la naissance de nouveaux rôles

15/10/2025 - 3 min. de lecture

Le télétravail : la tragédie du chœur brisé et la naissance de nouveaux rôles - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Caroline Diard est Professeur chez TBS Education. Sana Henda est Enseignant-chercheur chez ESC Amiens. Niousha Shahidi est Professeur en analyse de données chez EDC Paris.

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Le monde du travail a longtemps fonctionné comme une tragédie grecque, où les rôles étaient clairement définis. Le chœur était un personnage à part entière, commentant l’action, exprimant la conscience collective de l’entreprise et donnant le tempo. Cette harmonie collective était rendue possible par la stricte adhésion à des unités fondamentales : le travail se déroulait à un lieu unique (le bureau), à des temps précis (des horaires fixes), et l’action était visible et supervisée. Cette organisation, si elle pouvait sembler rigide, offrait une structure rassurante.

Le télétravail a brisé cet équilibre. L’hybridation du travail a dispersé les acteurs sur des scènes multiples. Le lien physique a été rompu, et avec lui, le sentiment d’appartenir à un collectif. Ce sont ces unités de temps, de lieu et d'action qui ont été les premières à être profondément modifiées. Le bureau a été remplacé par le domicile, les horaires se sont étirés et l'action, désormais invisible, a échappé au contrôle direct.

C'est dans ce décor inédit, où les repères traditionnels se sont estompés, que notre étude récente lève le voile sur le ressenti des télétravailleurs. 

Loin de tous vivre la même expérience, deux profils distincts de télétravailleurs émergent, révélant une opposition entre autonomie et contrôle, qui redéfinit l'expérience collaborateur.

Les Satellites-autonomes ou l'acteur émancipé

La première catégorie identifiée est celle des Satellites-autonomes. Ces collaborateurs ont su tirer parti de la rupture des unités pour s'émanciper. Ils ne se contentent plus d'exécuter leur rôle, mais en sont les co-auteurs. On leur a donné le scénario (les objectifs), et ils ont la liberté totale d’en improviser l'interprétation. Leur manager, n'étant plus physiquement présent pour diriger, a adopté un rôle de metteur en scène plus distant et confiant, privilégiant les résultats aux procédures.

Notre étude révèle que, pour ces télétravailleurs, l’expérience est une réussite. Ils perçoivent une plus grande autonomie dans la gestion de leurs tâches, de leur temps et de leur méthode de travail. Ce sentiment d'indépendance est la clé de leur satisfaction et de leur bien-être. Ils estiment que leurs conditions de travail se sont significativement améliorées, et leur engagement envers l'entreprise en est renforcé. Cette dynamique vertueuse est un atout majeur pour l'entreprise, qui gagne en fidélisation et attractivité. L'unique bémol, toutefois, est le manque d'interactions sociales. La solitude de la scène peut peser. L'absence d’échanges informels quotidiens, peut se faire ressentir et devenir un enjeu à ne pas négliger pour les organisations.

Les Dépendants-contrôlés : l'illusion de l'autonomie

En contrepoint, il y a le drame des Dépendants-contrôlés. Pour eux, le télétravail n'est pas une libération, mais une simple délocalisation du contrôle. Le manager, craignant de perdre la main sur ses équipes, a remplacé la supervision physique par une surveillance numérique, parfois insidieuse. Les outils technologiques, loin de n'être que de simples facilités de communication, sont perçus comme des instruments de contrôle. L'unité a disparu, mais la pression est toujours là, comme un regard constant à travers les outils numériques.

Ces télétravailleurs se sentent moins autonomes et davantage sous pression. Ils n'arrivent pas à déconnecter, la frontière entre le travail et la vie personnelle s'efface dangereusement. L’étude montre clairement que leur expérience est moins positive, marquée par une fatigue mentale et un stress accrus. Cette peur de la surveillance pousse les employés à être hyper-connectés, à répondre en permanence et à travailler plus longtemps, ce qui dégrade leur qualité de vie. Pour eux, l'autonomie promise par le télétravail n'est qu'un décor, masquant un système de contrôle encore plus pernicieux que celui du bureau. Ce type d'organisation mène à un cercle vicieux de méfiance qui menace l'engagement des employés et leur bien-être.

L'enjeu : reconstruire la confiance pour un avenir durable

Cette recherche met en lumière l'enjeu principal du télétravail. L'expérience collaborateur, bien plus qu'un simple indicateur de satisfaction, est directement corrélée à l’équilibre entre autonomie et contrôle. Les entreprises qui font le pari de la confiance et de l'autonomie créent une dynamique vertueuse, qui se traduit par de l'engagement, de la fidélité et de meilleures performances. À l'inverse, celles qui s'accrochent au contrôle et à la surveillance risquent de générer de l'insatisfaction et de perdre leurs talents les plus précieux.

Le défi est là : pour que  l'évolution de l'organisation du travail soit une réussite collective et durable, il faut repenser la culture d'entreprise, privilégier les objectifs aux procédures, et reconstruire une nouvelle unité basée sur la confiance mutuelle, et non sur la surveillance.

 

Caroline Diard, Sana Henda et Niousha Shahidi

https://shs.cairn.info/revue-agrh1-2025-2-page-13?lang=fr

 

15/10/2025

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