Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Eric Matarasso est consultant en stratégie opérationnelle, conduite du changement et gouvernance.
---
Il y a à peine quelques mois, les commentateurs de tous bords expliquaient dans de savantes analyses que le couple franco-allemand, c’était fini, et que les intérêts des deux pays divergeaient irrémédiablement. Emmanuel Macron venait d’annoncer la mort cérébrale de l’OTAN, Angela Merkel s’en était offusquée et les tensions semblaient fortes.
Aujourd’hui, on vante partout la cohésion entre nos deux pays et l’alignement entre Emmanuel Macron et Angela Merkel sur tous les sujets : plan de relance européen solidaire à la hauteur des enjeux, Brexit sans concession, modèle de gouvernance de l’Europe, etc. Quelques esprits chagrins s’alarment des divergences sur la question gréco-turque, mais là aussi, l’alignement sur une position ferme anti-Erdogan est réel, c’est simplement le partage des rôles qui donne la fausse impression d’un désaccord : l’Allemagne tend la main tandis que la France tance et pousse. Tactique vieille comme le monde: "good cop, bad cop".
Ainsi fonctionne le monde des journalistes : ils font du vent et ça agite leurs papiers, le plus bruyamment possible.
Si l’on s’intéresse aux temps longs, les seuls dignes d’intérêt, on voit que le succès de la construction européenne est patent (quoiqu’incomplet) et continue de reposer sur le couple franco-allemand. On l’avait oublié à cause des interférences anglaises, mais débarrassé de ces encombrants amis, tout fonctionne bien mieux. J’ai été très impressionné par la vitesse à laquelle l’Allemagne et le France se sont unies pour contrer ceux qu’on a appelés "les radins", ces pays qui n’existeraient plus sans l’Europe, mais qui aiment tout de même faire entendre leur voix. Ils ont mendié quelques sous, on les leur a donnés et ils sont retournés ronger leur os.
Regardons l’avenir et lisons le présent à travers lui. À long terme, la France et l’Allemagne ont des intérêts stratégiques très convergents. Les Allemands ont compris depuis dix ans qu’ils ne pèseraient pas assez en jouant solo et en ne misant que sur leur économie. La France a pris conscience de sa faiblesse depuis plus longtemps car nous avons perdu notre taille critique avant l’Allemagne, et peut-être aussi parce que nous sommes finalement moins nationalistes (n’oublions pas, sans rire, que la France a gagné la 2ème GM !).
Pour être une grande puissance, il faut disposer de quatre leviers : politique, économie, militaire et culture. Dans cette équation, les deux pays sont très complémentaires. L’Allemagne a la puissance industrielle et financière, la France la surface stratégique (militairement et géographiquement) et apporte son rayonnement culturel et géostratégique (le Français sera la deuxième langue la plus parlée dans le monde dans 50 ans). En combinant cela, on commence à ressembler à une grande puissance par addition directe et surtout par synergie, car avec un couple franco-allemand qui marche, c’est Europe toute entière qui marche. Or, l’Europe, c’est un PIB de 16.000 Mds de d’euros, pas loin des USA, et (encore pour un temps) devant la Chine. Seule, l’Allemagne, c’est 3.600 Mds d’euros et la France, 2.550 Mds.
Revenons ici à la phrase-choc d’Emmanuel Macron sur "l’état de mort cérébrale de l’OTAN". Loin d’être une maladresse, c’était au contraire une façon de lever le tabou sur une hypocrisie, en forçant un débat en Allemagne sur ce sujet. En parallèle, on ne l’a pas oublié, la France proposait aux Européens une réflexion sur une défense commune. Le ton de la déclaration a surpris en Allemagne, où l’on n’aime bien les choses policées, mais le fond a fait réfléchir et la crise gréco-turque, parlons-en un instant, montre bien la mort non pas cérébrale mais totale de l’OTAN, absolument muette sur un conflit entre deux de ses membres.
Sur la question de l’intégration européenne, quand on ne peut pas reculer, ni rester sans bouger, il faut avancer. Pragmatiques, les Allemands ont donc décidé d’avancer. Ils ont rejoint la France sur un Brexit ferme, ne contestent plus le principe de mort lente de l’OTAN, s’engagent dans une centralisation européenne plus forte, sont en faveur des Eurobonds, etc. Bref, les planètes s’alignent pour que l’Allemagne et la France poussent plus fortement l’intégration européenne, dans une logique de destin mutualisé à défaut d’être commun, pour l’instant.
Dans ce schéma vertueux, le Brexit a été une bénédiction : avec les Anglais, rien de cela n’aurait été possible. On mesure le succès européen à l’aune de l’agacement, pour ne pas dire plus, des Chinois et des Américains contre cette stratégie de reconquête européenne. Il y a une carte intelligente à jouer en mode troisième larron, pour dire au monde : "vous n’avez pas que le choix qu’entre les Américains et les Chinois : jouer avec nous peut être gagnant !". Une sorte de théorie des non-alignés, revisitée à la sauce XXIème siècle. Cette émancipation envers les USA a été, remercions-les !, largement facilitée par leur attitude depuis 4 ans. On se trompe si l’on pense que Donald Trump est simplement un fou facétieux. En réalité, il incarne sans filtre ce que pense l’establishment américain : le Chine est notre ennemi, l’Europe un truc informe et sans pouvoir réel, nous sommes libre-échangistes quand ça nous arrange, mais essentiellement protectionnistes, etc. La forme extrême des propos de Donald Trump a ouvert une brèche, rendant légitime même aux yeux des Américains une stratégie d’émancipation des Européens.
Ainsi, étrangement, l’intérêt objectif de l’Europe, et donc de la France, serait que Donald Trump soit réélu, pour élargir cette brèche, et qu’on ait en parallèle une continuité politique en France et en Allemagne. Angela Merkel n’exclut plus de briguer un nouveau mandat. En France, Emmanuel Macron conserve son socle de 25 % d’électeurs, normalement suffisants pour sa réélection. Nous verrons…
Quoi qu’il en soit, la feuille de route est simple :
- plus d’intégration politique au niveau européen, ce qui signifie un renforcement des pouvoirs de la Commission au détriment du Conseil des Ministres (lire : prise de contrôle direct des décisions par l’Allemagne et la France, qui nomment de facto la Commission),
- allocation de fonds structurels européens à la modernisation des industries. L’Allemagne a son plan Industrie 4.0, et la France recrée depuis plusieurs années plus d’emplois industriels qu’elle n’en détruit,
- extension du parapluie nucléaire français à ses alliés européens, renforcement des forces conjointes,
- stratégie de rayonnement culturel, enfin, car on l’oublie trop : la culture est un facteur essentiel d’influence. À ce sujet, le modèle universaliste européen, issu des Lumières, est ce qui fait rêver tous les pays du monde. À Bamako, Montevideo ou Djakarta, même s’ils voient des camions chinois et des instituts Confucius, et comptent encore en dollars, les gens ne rêvent pas d’un parti unique à la chinoise, ou d’un état darwinien à l’américaine.
29/10/2020