Maîtriser les pratiques d’influence : une déclaration de nécessité - Appel à la réflexion
24/04/2022 - 7 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Jean-Claude Frezal est Consultant en stratégie chez Mercadine.
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Face à la diversité des pratiques d’influence, à la multiplicité des bénéficiaires, à la vitesse des mutations auxquelles nous faisons face, il conviendrait d’entamer un processus de construction de principes forts et solides pour enrayer les dérives manipulatoires. C’est sur une base similaire que nos anciens ont construit, en 1795, la Déclaration des droits et des devoirs de l'homme et du citoyen. Les principes de ce texte ont résistés aux temps et aux contextes multiples d’applications. Ce document constitue donc une première pierre pour provoquer l’émergence d’une Déclaration des droits de l’influencé et des devoirs de l’influenceur.
Quelques suggestions pour cette démarche de construction d’une éthique et d’une morale de l‘influence qui fixerait des principes de protection de nos libres choix. L’influenceur est défini ici comme l’individu, l’organisation, le groupe, etc., qui créent les conditions pour orienter, modifier, altérer, etc., la décision d’autrui, individu, organisation, groupe, etc., définis dans le texte comme l’influencés.
Art 1 : L’influenceur s’oblige au respect de la libre conscience de l’influencé.
Un sujet délicat puisqu’il questionne le respect dû par l’influenceur à l’influencé. Certains trouveront le sujet irréaliste, d’autres y verront une atteinte à leur capacité de "convaincre". Vaste sujet pour les marchands, les politiques, les idéologues, les tribuns, les gourous, etc. La liste est trop longue.
Pourtant, la formule "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune" [1] est-elle plus réaliste ?
Art 2 : L’influence n’est acceptable qu’envers des adultes instruits et responsables de leurs actes.
Qui sont ces opérateurs internet qui utilisent leurs capacités pour exploiter le moins sachant ou le plus jeune ? Ils évoluent dans le domaine de l’influence en bafouant nos principes fondateurs : "… toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément"[2]. Les GAFAM, porteurs d’une autorité, pour le moins de compétences, correspondant à une valeur reconnue et attribuée par les manipulés, sont-ils toujours légitimes ?
Art 3 : La durée des conséquences de l’influence est limitée au choix libre de l’influencé.
Suis-je en capacité de me libérer de mes habitudes, mes addictions, mes formations, mes choix, etc. ? Vaste question qui interroge la liberté d’après. Tous les systèmes d’influence actuels tendent à maintenir l’influencé "sous contrôle", additifs alimentaires, cartes de fidélité, campagnes de collecte de fonds, éducation, medias, etc.
En suis-je conscient ? Suis-je libre de m’en soustraire ?
"Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude; l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes"[3] et, si on définit l’esclavage comme "un système juridique et social qui applique le droit de propriété aux individus"[4], alors le droit de péremption de l’influence se trouve déjà inscrit dans nos principes : sans libre contrôle des conséquences de l’influence, pas de liberté.
Art 4 : Les capacités de l’influencé doivent être équivalentes à celles de l’influenceur. Dans le cas contraire, l’influenceur doit contre-argumenter pour que l’influencé préserve son libre arbitre.
Le déséquilibre de la connaissance, une question au centre des pratiques d’influence. Des médecins, notaires ou avocats pratiquent la trilogie thèse, antithèse, tout en laissant la synthèse à l’influencé. Cette pratique devrait être généralisée. Nos sociétés ont magnifié le savoir, donc le sachant, au point de lui abandonner le libre arbitre. L’épisode épidémique récent a mis en avant des sachants qui se sont plus exprimés dans la certitude que dans le doute, oubliant bien souvent la contre-argumentation. Cela ne constitue pas une altération de "la libre communication des pensées et des opinions… tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement…"[5] mais il doit le faire, même si l’exercice est difficile, dans le respect du libre arbitre de celui qui l’écoute.
Art 5 : Quand l’influenceur tire un bénéfice, l’influencé doit en avoir connaissance.
Transparence, déclaration d’intérêt,… les mots d’une époque qui se veut vertueuse mais que dire du mot "audience" et des intérêts économiques qui s’y rattachent. La déclaration d’intérêt qui concerne, depuis quelques années, élus et responsables publics de premier rang, constitue une première approche de la question. L’extension du principe, dans un format moins formel et généralisé à tous les acteurs public et privés de nos sociétés est bien l’objet de cet article.
Art 6 : Quand l’influencé seul tire un bénéfice de l’influence, l’action est réputée éthique.
Dès notre naissance, nous entrons dans un processus d’influence que nous dénommons "éducation". Des apprentissages élémentaires distillés par nos parents aux compétences construites par nos professeurs, nous sommes les bénéficiaires d’influences qui nous sont favorables. Elles ne sont pas toujours transparentes, nous souvenirs sont pavés des pieux mensonges distillés par nos parents pour nous convaincre de manger, de nous protéger du froid, etc.
Art 7 : Quand l’influenceur agit pour le respect de la loi commune, il doit justifier de la légitimité de l’action.
Le XXème siècle nous a largement montré que l’influenceur peut agir pour le respect de la loi commune sans pour autant que la loi soit légitime. La propagande des régimes dictatoriaux du XXème siècle, créateurs de lois iniques, constitue l’un des précédents de notre histoire. Plus qu’une certitude, c’est bien d’un questionnement dont il s’agit pour le porteur de l’action publique.
Art 8 : Quand l‘influence est indirecte, utilisant des acteurs tiers, elle est réputée insidieuse et perverse.
Deux aspects s’affrontent dans ce principe : d’une part, l’utilisation à la caisse du supermarché de l’enfant pour obliger les parents à acheter le chewing-gum[6] ; d’autre part, la souricière du policier pour capturer la tête de réseau. L’influence peut donc être insidieuse et perverse mais légitime : les campagnes nationales pour la vaccination, l’arrêt du tabac, la vitesse, etc., autant de sujets exemplaires de cette situation. Pour être plus actuels, les systèmes mis en place par les GAFAM tendent tous à nous faciliter la vie pour mieux nous enfermer. Nous sommes donc bien face à un esclavage larvé : "état ou condition d'un individu sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété ou certains d'entre eux"[7].
Art 9 : L’influenceur est le premier responsable du respect de cette éthique.
Dans nos sociétés, il est d’usage, en vertu du principe de liberté de choix, de s’exonérer de cette responsabilité. C’est ainsi que le gestionnaire du rayon de supermarché place les produits qu’il veut promouvoir à mi-hauteur dans le rayon, en laissant au client la possibilité de saisir le produit le moins cher au niveau du sol. Le choix est libre mais contraint. Il se trouve donc restreindre l’usage de la liberté en le rendant plus difficile. Quand l’influenceur restreint ou limite le champ du possible, il se place en dehors du cadre de notre approche. C’est ce que notre code électoral[8] a recherché depuis l’origine en fixant jusque dans le détail l’équité entre les candidats.
Art 10 : L’influenceur n’ayant pas respecté les principes qui précèdent est responsable des conséquences subies par l’influencé.
À ce jour, notre approche de la responsabilité de l’influenceur se cantonne à la véracité, l’oubli et l’acceptation des méthodes par l’influencé. Nous constatons tous, au jour le jour, les effets de la RGPD sur nos usages d’internet. En complexifiant notre pratique, elle tend à nous inciter à accepter la violation de notre intimité. La RGPD a-t-elle protégé nos sociétés de pratiques informationnelles dommageables ? Avons-nous mieux protégé notre intimité ? L’avenir répondra peut-être à cette question mais, devant l’explosion de l’usage des systèmes d’influence, il nous appartient de décadrer notre logique. L’individu pris dans un système d’influence n’est pas libre à l’instant de la décision. Il se trouve peut être contraint par l’environnement, l’endoctrinement ou la propagande mais il n’en a pas conscience. Cela nous renvoie à la définition de "l’escroquerie lorsqu'une personne se fait remettre un bien, de l'argent ou se fait fournir un service en trompant sa victime. L'auteur des faits exploite la victime en dissimulant la vérité. La victime donne son bien ou son argent volontairement, car elle a été trompée sur les intentions de l'auteur"[9]. Si la référence parait excessive, elle pose la question de la qualification des systèmes d’influence mensongers à finalité économique. L’influenceur ne devrait-il pas être responsable financièrement ? Une question qui mérite une réflexion au moins pour protéger ceux qui ne disposent pas des capacités à se protéger de l’action du manipulateur.
La Déclaration des droits de 1789, comme celle de 1795, qui intègre les devoirs de l'homme et du citoyen sont utopiques. Elles posent des principes et des valeurs. Ce présent document a la même intention en suggérant 10 articles pour ne pas abandonner une part de notre liberté de penser quelques soient nos engagements, nos sensibilités, nos croyances, etc. Voilà bien l’objet de cet appel.
Jerome Bondu, dans son post "Recouvrer une souveraineté numérique"[10], a ouvert le dossier du point de vue de la souveraineté. Ce texte a vocation à étendre le champ du sujet à notre fonctionnement démocratique.
[3] https://www.ohchr.org/fr/professionalinterest/pages/slaveryconvention.aspx
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Esclavage
[6] Pratique remise en question en France, interdite à partir de 2022 en Angleterre et en Californie.
[7] https://www.ohchr.org/fr/professionalinterest/pages/slaveryconvention.aspx
[8] https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGITEXT000006070239/
[9] https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F1520
[10] https://cercle-k2.fr/etudes/recouvrer-une-souverainete-numerique-498
24/04/2022