Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Le Général (2s) Jean-Pierre Meyer a accompli une partie de sa carrière dans le renseignement et les opérations. Il a notamment été directeur des opérations à la Direction du renseignement militaire puis directeur au Comité Interministériel du Renseignement au Secrétariat Général de la Défense Nationale. Il a accompli, par ailleurs, plusieurs séjours en opérations extérieures notamment à Sarajevo comme commandant en second des forces multinationales.
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22 Février 1988 : Le Président Mitterand et sa suite s’envolent pour Tokyo afin d’assister aux obsèques de l’Empereur Hiro-Hito. En réalité, il serait plus correct de dire l’Empereur Showa car c’est le nom qui lui a été donné à titre posthume.
Pour des raisons évidentes de confort, il est décidé de se déplacer en Concorde, ce qui réduit la durée de vol de moitié. À bord, je suis assis à côté d’Alain Decaux, académicien, Ministre de la Francophonie et, bien sûr, historien. Intéressé par la vie de l’Empereur, il me raconte les derniers moments de la guerre lorsque les militaires, après le bombardement atomique d’Hiroshima, ont refusé d’obéir à l’Empereur ayant décidé de cesser les hostilités. Ils avaient alors tenté de le neutraliser en subtilisant l’enregistrement de son intervention radiophonique par laquelle il ordonnait aux forces armées d’arrêter les combats. Leur opération échoua car la Garde impériale, plus rapide, su protéger l’enregistrement qui devait être diffusé. Decaux était passionné par son sujet et j’avais l’impression d’assister à une de ses fameuses émissions télévisées qui intéressaient tant les Français de l’époque.
À Tokyo, nous sommes installés à la résidence de l’Ambassadeur de France. Cette superbe construction plutôt moderne, entourée d’un grand parc, était placée au cœur de la ville de Tokyo. Elle faisait des envieux, notamment parmi les autres ambassadeurs. Notre Ambassadeur, féru d’histoire, était sûrement l’un des derniers ambassadeurs de France à revêtir le grand uniforme brodé d’or. Il était connu pour cette particularité. Il en était fier au point d’orner de son portrait en grande tenue toutes les pièces de la résidence. Avec étonnement, mais en acceptant de bonne grâce, il fit enlever à notre demande le portrait qui figurait dans la chambre réservée au Président.
Dès notre arrivée, le PR se rendit à l’Ambassade des États-Unis pour un déjeuner privé avec le Président Bush, nouveau Président élu. L’après-midi fut consacrée à des entretiens à la résidence entre le PR, les chefs d’État et les membres des délégations présents aux obsèques.
Le soir, un dîner privé était organisé toujours à la résidence. Pour la première fois, le PR m’invita à sa table. Decaux, également du dîner, allait animer une partie de la soirée. Il raconta cette anecdote du déplacement du PR en Chine, aujourd’hui assez connue. L’interprète chinoise, chaque fois qu’il était question du PR, traduisait par « Tonton Mitterrand ». Au début, les auditeurs étaient amusés mais, devant la persistance de l’interprète, quelqu’un lui demanda la raison de sa traduction. Surprise, elle finit par avouer n’être jamais venue en France mais avoir beaucoup lu les journaux français où l’on évoquait le Président sous le nom de « Tonton Mitterrand ». Elle en avait conclu que le mot « Président » se traduisait par « Tonton » en français. Le PR sourit mais sans plus.
Le lendemain matin, les trois voitures autorisées du cortège français s’ébranlèrent pour se rendre sur les lieux des obsèques. Notre Ministre des Affaires étrangères Roland Dumas, le Ministre Alain Decaux et l’Ambassadeur en grande tenue étaient les seuls du déplacement. Le cortège escorté de motards rejoignit l’artère centrale de la ville, réservée pour l’occasion aux seules voitures des délégations officielles. Par mesure de sécurité, aucune personne n’était autorisée à assister depuis les fenêtres au passage des voitures. La discipline des habitants était telle qu’effectivement personne n’ouvrit ses fenêtres pour regarder passer le cortège et aucune silhouette n’apparut derrière les carreaux ! Le temps était triste. Il faisait froid et humide. Nous étions encore en hiver.
Nous arrivâmes sans encombre sur les lieux des obsèques et le PR fut dirigé vers sa place, au premier rang selon l’ordre protocolaire d’ancienneté dans la fonction. Une exception fut faite à la demande expresse du Président français pour le Président Bush qui, élu quelques jours auparavant, aurait été relégué au dernier rang, à la dernière place, ce qui n’était pas convenable aux yeux du PR. Celui-ci l’accueillit près de lui, mais bien évidemment sans lui laisser sa place de premier ! Être dans la catégorie des exceptions est un privilège souvent attribué aux Puissants… Les invités furent placés sous un double chapiteau, d’un côté les invités étrangers, de l’autre les Japonais. La cérémonie devait durer plusieurs heures. Il faisait au plus 10°C sous le chapiteau qui ne comportait qu’un toit et pas de côtés. Les aides de camp, médecins et autres membres qui accompagnaient le PR étaient regroupés dans une grande salle contigüe, chauffée et comportant des postes de TV pour suivre la cérémonie. Je pense que le PR aurait bien aimé être à ma place. Pour qu’il se réchauffe les mains, je lui avais donné une petite boîte distribuée par les Japonais (que les chasseurs connaissent bien) et qui se met à chauffer après une petite manipulation. Hélas, le PR, n’étant pas chasseur, n’avait pas réussi à faire fonctionner cette boîte, ce qui me vaudra quelques mots de réprobation pour ne pas lui avoir donné suffisamment d’explications.
Il était difficile, pour nous occidentaux, de comprendre la symbolique de la cérémonie car les rideaux placés devant le catafalque se baissaient dès qu’une étape de la cérémonie se déroulait pour ne se relever que lorsqu’il ne se passait plus rien. À la lumière de ses propos, c’est tout ce que retiendra le PR et qu’il faisait froid.
La cérémonie s’acheva par le défilé des chefs d’État et des délégations devant le cercueil et la famille du défunt. La fin de la matinée fut consacrée à une audience chez le Premier Ministre Takeshita et au Palais Impérial avec le futur Empereur où seul le PR, les Ministres et l’aide de camp furent admis.
Les audiences terminées, nous nous dirigeâmes vers l’aéroport où le Concorde nous attendait. Après une brève cérémonie protocolaire de départ, l’avion décolla. À bord, tout le monde s’installa pour le déjeuner.
Le matin, au petit-déjeuner, le PR m’avait demandé de lui faire préparer pour son déjeuner dans l’avion une entrée de poisson identique à celle dégustée la veille qu’il avait particulièrement apprécié et qui était en conformité avec son régime. Le Maitre d’hôtel de l’Ambassade, à qui j’avais exprimé le souhait présidentiel, était très sceptique sur la faisabilité car, m’avait-il expliqué, ce plat ne se cuisine pas avec n’importe quel poisson et nécessite beaucoup de temps de préparation. Mais qu’il ferait le maximum. À bord, le PR invita à sa table quelques journalistes et, avant que l’entrée ne soit servie, il les fit saliver en leur annonçant qu’elle sera originale et de grande qualité. Hélas ! Quand le plat arriva, tout le monde constata qu’il n’avait rien à voir avec ce qui avait été présenté la veille au cours du diner privé. C’était certes du poisson mais il avait été préparé à l’américaine et nageait dans une sauce tomate bien épaisse ! Le PR fut vexé car l’effet tomba à plat. Il refusa de manger et montra son mécontentement, qu’il m’exprimera à l’escale de Novossibirsk où l’avion se posa pour recompléter en carburant. Le choix d’une base aérienne militaire n’était pas innocent car le Concorde consommait un kérosène spécial, celui des avions de combat militaires.
Au pied de l’avion, arrêté au parking, étaient alignés notre Ambassadeur à Moscou et quelques représentants locaux du parti venus saluer la haute autorité Française. Le PR, qui avait plus ou moins commencé sa sieste d’après déjeuner, ne souhaitait pas descendre, d’autant qu’il faisait très froid (-15°C). Sous la pression de Roland Dumas, il se fit violence et, conduit par les Soviétiques, se rendit au Salon d’honneur. À notre grande surprise, un déjeuner avait été préparé pour le PR et sa suite.
Pendant que la délégation déjeunait, le PR fut conduit dans un salon particulier où la conversation s’engagea avec les autorités soviétiques. Elle ne fut pas très animée car le PR était quelque peu endormi.
Avec le commandant de bord du Concorde, nous avions convenu d’écourter l’escale, d’autant que le plein s’effectuait dans de bonnes conditions et que la durée prévue initialement pouvait être réduite. Rappelons d’ailleurs que ce plein se fait aile dans aile afin de ne pas déséquilibrer l’avion. À l’heure convenue, j’avisai le PR que l’avion était prêt à décoller. Il en fut ravi. Après quelques échanges courtois, il se leva pour prendre congé. Les Soviétiques, qui n’avaient pas compris que l’escale était écourtée, s’imaginaient que le PR voulait passer à table et le dirigèrent, à notre grande surprise, vers la salle à manger où le repas avait été préparé. Le PR me jeta un regard glacial mais ne put plus reculer. Il fallut donc patienter encore quelques minutes, le temps qu’il avalât quelques bouchées pour repartir sans être accusé d’impolitesse.
Un temps long pouvait laisser croire que nous avions le temps et une soudaine hâte être mal interprétée. La diplomatie est toute de subtilités.
Enfin, l’avion décolla.
Roland Dumas me prit à part et me demanda si nous n’avions pas trop hâté le départ au risque d’être impolis. Je pris un air surpris, voire agacé. Il n’insista pas. Quatre heures plus tard, nous atterrissions à Paris.
Général (2s) Jean-Pierre Meyer
10/05/2020