Quand la vertu (RSE) rencontre la ruse (fiscalité)…
23/03/2025 - 11 min. de lecture

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Clémentine Vandeputte est avocate fiscaliste et directrice des relations internationales du Cercle K2.
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Quand la vertu (RSE) rencontre la ruse (fiscalité)…
Claironnant comme une fable de La Fontaine, au-delà de leurs apparences, pouvant apparaître contradictoires, la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) et la fiscalité sont en réalité liées, voire indissociables pour développer une société plus juste.
La fiscalité, celle « dont on ne doit pas prononcer le nom »[1], jouit d’une mauvaise réputation ; sa pratique serait contraire à l’éthique et à la responsabilité sociétale en ce qu’elle exploite les failles légales pour minimiser les impôts (« l’optimisation fiscale agressive[2] »). Si la condamnation morale de ces comportements est récurrente, ces derniers se font tout de même de plus en plus rares. Largement privés de leurs terrains de jeu, certains fiscalistes quitteraient même la profession…
De son côté, la RSE, reposant sur des piliers valeureux (environnementaux, sociaux et de gouvernance - ESG[3]), s’est rapidement développée comme un enjeu pour les entreprises : concilier les objectifs économiques avec des préoccupations plus larges, tels que le respect de l'environnement, des droits humains et des normes éthiques. Elle incite les entreprises à intégrer des pratiques durables dans leurs opérations.
Malmenées depuis la réélection de Donald Trump, le destin des normes ESG est incertain. À peine réinstallé à la Maison-Blanche, Trump a orchestré une nouvelle sortie des États-Unis de l'Accord de Paris[4], envoyant un signal fort de désengagement climatique. Cette sortie s’inscrit plus largement dans une dynamique de suppression des réglementations environnementales, de recul des engagements sociaux et de détachement envers les énergies propres. Le retour d’une politique pro-industrie fossile et la limitation des obligations de transparence pour les entreprises américaines risquent d’accentuer les divergences transatlantiques en matière de régulation financière et environnementale. Bien que la présidente de la Commission européenne ait réaffirmé son engagement en faveur du Pacte vert et la politique climatique de l’Union, le trio réglementaire – la taxonomie verte[5], la directive CSRD[6] et la directive CS3D[7], semble déjà vulnérable en raison des récentes mesures de suspension, de simplification et d’atténuation des exigences issues de l’« Omnibus package » du 26 février dernier.
Dans ce contexte, les entreprises devront faire preuve d’adaptabilité et exploiter les leviers fiscaux disponibles pour favoriser leur transition si elles souhaitent la mise en place d’un modèle économique plus durable. Tel un phare bienveillant éclairant la mer fiscale, la RSE devient à son tour l’ombre fragile que la fiscalité doit empêcher de voir mourir. Et si au fond, la fiscalité ne serait pas une chance de sauver cette RSE en péril tout en retrouvant sa vocation ?
La fiscalité, un levier pour la RSE
Traditionnellement destinée au financement des services publics, la fiscalité s’est progressivement transformée en un outil stratégique pour encourager des pratiques responsables. Aujourd’hui, à travers des incitations ou dissuasions fiscales, les pouvoirs publics encouragent financièrement les entreprises à s’engager dans la voie du développement vers des objectifs sociaux, environnementaux et économiques.
Parmi les mesures françaises, on retrouve des dispositifs favorisant l’innovation et la transition énergétique, tels que le crédit d’impôt recherche (CIR), le crédit d’impôt innovation (CII), le crédit d’impôt pour les projets industriels verts (batteries, éolien, panneaux solaires, pompes à chaleur), ou encore le régime fiscal favorable des jeunes entreprises innovantes, de croissance ou universitaire (JEI, JEC, JEU). L’économie circulaire bénéficie aussi d’une fiscalité privilégiée avec une TVA réduite sur les produits réparés ou recyclés, un bonus ou un malus sur certains produits.
Le mécénat d’entreprise constitue également un puissant levier pour la RSE. Les entreprises qui soutiennent financièrement des organismes à but non lucratif bénéficient d’une réduction d’impôt de 60% du montant de leur don, qu’il soit en numéraire, en nature ou en compétences. Connaissant un essor particulièrement important, la dynamique du mécénat traduit également un besoin de transparence dans l’affectation des fonds prélevés à travers l’impôt, certains acteurs préférant diriger directement leurs contributions vers des projets concrets.
Dans le secteur culturel, les entreprises peuvent également bénéficier d’une déduction fiscale sur l’acquisition d’œuvres d’artistes vivants, à condition de les exposer dans un espace accessible au public. Cette initiative contribue à la promotion des artistes contemporains tout en renforçant l’engagement en matière de RSE.
La fiscalité s’impose comme un levier d’influence pour accompagner la transition vers une responsabilité sociétale renforcée mais incite également les gouvernances responsables désormais au cœur de la stratégie des entreprises.
La gouvernance fiscale, au cœur des attentes des parties prenantes
Centrale dans la politique ESG, la gouvernance est également fiscale. Occupant une place de plus en plus présente dans la bonne gestion des entreprises, elle vise l’ensemble des stratégies, processus et règles mis en place pour assurer la gestion des obligations fiscales de manière transparente, conforme aux législations en vigueur et alignée avec des engagements éthiques et de responsabilité sociétale.
Face aux attentes des parties prenantes (investisseurs, clients ou régulateurs), la fiscalité devient un marqueur d’équité et d’intégrité. L’essor des obligations de transparence et de reporting a renforcé cette approche responsable. Les groupes multinationaux doivent répondre à des exigences au niveau international pour lutter contre l'évasion fiscale, limiter l’optimisation agressive et garantir une répartition plus équitable des bénéfices. Parmi les principales mesures, on retrouve :
- Les politiques de prix de transfert, qui imposent aux entreprises de justifier la rémunération de leurs flux intra-groupes en accord avec les principes de pleine concurrence et les normes déterminés par l’OCDE ;
- La déclaration pays par pays (CbCR), introduite par l’OCDE et transposée dans l’Union Européenne via la directive DAC 4[8], qui impose aux multinationales de détailler la répartition de leurs bénéfices, les impôts payés et leurs activités par juridiction. Cette vue d’ensemble était traditionnellement offerte aux administrations fiscales (« CbCR fiscal ») puis est devenue publique depuis le 22 juin 2024 (« CbCR public »), garantissant une transparence pour les parties prenantes ;
- La directive DAC 6[9], qui impose la déclaration, par les intermédiaires (conseils, banques, etc.) et les entreprises, des dispositifs fiscaux transfrontaliers potentiellement agressifs pour favoriser l’échange d’informations entre administrations fiscales ; et
- Les règles GloBE ou Pilier 2, en vigueur en France depuis le 1er janvier 2024, avec pour objectif de garantir que les multinationales s’acquittent d’un impôt minimum de 15% sur le revenu généré dans chaque juridiction où elles exercent leurs activités[10].
Ces obligations sont finalement directement liées à celles des reporting extra-financiers. Largement adoptées par les entreprises pour structurer leurs rapports de développement durable, les normes GRI – référentiels internationaux de reporting[11], incluent aussi un certain nombre d’informations fiscales à déclarer. On retrouve notamment la stratégie fiscale, l’articulation de la politique fiscale avec le développement durable, les mécanismes de gouvernance et les dispositifs d’alerte sur les problématiques fiscales et même des données directement issues du CbCR. La Taxonomie verte impose aussi de son côté des garanties fiscales minimales aux entreprises pour être regardées comme durables selon ses critères.
Dans ce contexte, la transparence fiscale est devenue esentielle pour évaluer la responsabilité des entreprises. Elle permet d’analyser leur contribution aux économies locales et leur engagement en faveur d’une fiscalité plus juste. Les entreprises impliquées adoptent ainsi des politiques fiscales plus responsables, en s’assurant de payer leur juste part d’impôts et en soutenant activement les communautés locales.
L’émergence du civisme fiscal, un enjeu croissant en faveur d’une contribution plus juste
La liberté offerte aux entreprises pour organiser leur gestion fiscale, notamment en optant pour la voie la moins taxée, se trouve compromise par l'évolution des régulations et la pression sociétale qui redéfinissent les frontières entre optimisation fiscale acceptable et pratiques condamnables. Le civisme fiscal vient ici aligner la capacité contributive des entreprises avec le montant réel des impôts versés dans les pays d’implantation et devient un enjeu.
Dans ce contexte de mondialisation et de digitalisation, la question du civisme fiscal prend une place centrale dans la responsabilité sociétale des entreprises. De plus en plus, les entreprises engagées dans une démarche de développement durable veillent à payer leur juste part d'impôts et à contribuer au bien-être des communautés dans lesquelles elles opèrent.
L’OCDE, dans le cadre de son plan BEPS[12], met en place depuis 2013 plusieurs mesures pour lutter contre l’érosion des bases fiscales et les transferts de bénéfices. On retrouve les mesures déjà citées précédemment – surtout, le récent "Pilier 2" marque une véritable révolution en instaurant un impôt minimum mondial de 15% pour les multinationales[13]. Cette réforme, transposée en droit européen, poursuit le changement de paradigme enclenché depuis plusieurs années visant à imposer les profits là où ils sont réellement générés[14].
L’intégration d’une politique fiscale responsable permet non seulement d’améliorer l'image des entreprises, mais aussi de renforcer leur contribution au développement économique et social. Une meilleure répartition de l’impôt permet de financer les services publics et de favoriser le développement des pays où les entreprises opèrent. Cela rejoint directement les Objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies au cœur des démarches RSE.
En outre, pour répondre aux exigences de reporting prévues par la CSRD, les entreprises sont amenées à examiner leur fiscalité en respectant l’approche de double matérialité : elles doivent tenir compte de la manière dont leurs activités impactent la société du fait de leur présence dans des juridictions à faible imposition. Elles sont également tenues de fournir des informations fiscales et de les intégrer dans leur stratégie. Ces nouvelles exigences incitent les entreprises à adopter une approche plus prudente dans la planification fiscale et à éviter des pratiques pouvant être perçues comme abusives.
Le risque réputationnel associé à des pratiques fiscales peu vertueuses est aujourd’hui comparable à celui d'un scandale social ou environnemental. Une entreprise pointée du doigt pour des pratiques d'évasion fiscale risque de voir son image dégradée, ce qui peut impacter ses relations avec les parties prenantes (notamment les investisseurs et les consommateurs). Au même titre que l’intégration de la durabilité dans ses pratiques, les entreprises doivent donc anticiper ces risques en adaptant leurs stratégies fiscales et en mettant en place des mécanismes de contrôle et de simulation fiscale pour s'assurer de leur conformité.
Grâce au civisme fiscal, désormais perçu comme un impératif stratégique, les entreprises qui souhaitent s'inscrire dans une démarche durable et responsable vont adopter leurs politiques fiscales aux nouvelles réglementations et aux attentes sociétales. Ainsi, elles contribuent non seulement à une plus grande justice fiscale, mais aussi à la stabilité économique et sociale des territoires où elles opèrent. Intégrant pleinement les critères ESG, la fiscalité constitue un levier essentiel pour une gouvernance d’entreprise alignée avec les enjeux du XXIe siècle.
Conclusion
Par ce duo de fable légendaire, la fiscalité, solide et inébranlable, en imposant sa pleine rigueur, renforcerait la délicate RSE pour bâtir une économie plus équitable et durable. Les entreprises qui intègrent ces deux dimensions dans leur stratégie renforcent non seulement leur impact positif sur la société, mais aussi leur légitimité face à des parties prenantes de plus en plus exigeantes.
Dans ce paysage, l’intégration de la fiscalité dans la politique RSE ne relève plus d’un simple choix, mais d’une nécessité. Les entreprises vont concilier leur performance économique et leur engagement sociétal tout en consolidant leur crédibilité. Les consommateurs, investisseurs et actionnaires disposent ainsi d’outils leur permettant d’évaluer les entreprises et de faire des choix éclairés à travers notamment :
- L’élaboration et la publication d’une charte de responsabilité fiscale ;
- La transparence sur les impôts et taxes versés dans chaque pays d’activité ;
- L’adoption de standards internationaux en matière de fiscalité responsable ; et
- Le diagnostic fiscal attestant du respect des réglementations en vigueur.
Sous l’effet de cette synergie, la fiscalité retrouve une forme d’origine perdue : celle d’un partage des ressources financières pour favoriser une vie collective plus harmonieuse et une répartition plus équitable, contribuant ainsi à la réduction des inégalités. Passer du « Name and Shame » au « Name and Proud » revient à mettre en avant les entreprises engagées, notamment à travers des incitations fiscales, des dispositifs de subvention, un accès privilégié aux marchés publics et d’autres mesures encourageant une fiscalité vertueuse. Dans cette optique communautaire, les entreprises peuvent pleinement assumer leur rôle d’acteurs responsables au service du bien commun. L’impôt n’est plus seulement une contrainte mais bien dirigé, il se révèlera, à notre sens, moteur de progrès.
[1] Harry Potter avec Voldemort.
[2] Définition donnée par le ministère des Finances : « L'optimisation fiscale agressive, elle, consiste à tirer parti des subtilités d'un système fiscal ou des incohérences entre plusieurs systèmes fiscaux afin de réduire l'impôt à payer ».
[3] Les critères ESG (Environmental, Social and Governance, en anglais) évaluent la performance RSE d’une entreprise sur les aspects environnementaux, sociaux et de gouvernance.
[4] Adopté par 196 Parties lors de la COP 21 en actions sur les changements climatiques le 12 décembre 2015 et entré en vigueur le 4 novembre 2016.
[5] Règlement (UE) 2020/852 du 18 juin 2020 instaurant un système de classification des activités économiques permettant d’identifier celles qui sont durables sur le plan environnemental. Cette « boussole environnementale » souhaite guider et mobiliser les investissements privés pour une neutralité climatique d’ici 2050.
[6] La directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) a été adopté le 14 novembre 2022 et a été transposée en droit français par une ordonnance du 6 décembre 2023. Applicable depuis le 1er janvier 2024, elle remplace la directive NFRD et impose des obligations plus strictes et plus détaillées en matière de reporting extra-financier (transparence et publication d’informations sur les aspects ESG) pour les grandes entreprises.
[7] La directive CS3D met l'accent sur la mise en place de mécanismes de diligence raisonnable. Elle a été adopté le 24 mai 2024 mais n’est pas encore transposée.
[8] Country By Country Reporting : introduit en France par la loi de finances pour 2016 et issue de l’action 13 du plan BEPS, reprise dans la directive (UE) 2016/881 du 25 mai 2016, son objectif est de fournir aux administrations une vue pays par pays des résultats économiques, comptables et fiscaux des entreprises (art. 223 quinquies C du CGI).
[9] Directive européenne (UE) 2018/822 du Conseil du 25 mai 2018 relative à l’échange automatique et obligatoire d’informations sur les dispositifs transfrontières devant faire l’objet d’une déclaration. Elle vise à renforcer la coopération entre les administrations fiscales des pays de l’Union Européenne en matière des montages potentiellement agressifs de planification fiscale.
[10] Les règles « Globales de lutte contre l’érosion de la base d’imposition » (GloBE) ont été introduites par l’OCDE et transposées dans l’Union Européenne par la directive 2022/2523 du 14 décembre 2022 puis en France par la Loi de finances pour 2024.
[11] Les normes GRI (Global Reporting Initiative - normes de « sustainability reporting ») sont les plus utilisées dans le monde en matière de RSE. Les normes GRI n°207-1 à 4 visent directement la fiscalité.
[12] Base Erosion and Profit Shifting – Programme de lutte contre l’Erosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices.
[13] Les multinationales réalisant un chiffre d’affaires supérieur à 750 millions d’euros doivent calculer un taux effectif d’imposition pour chaque juridiction où elles opèrent, qui, s’il est inférieur à 15%, sera réévalué pour atteindre ce seuil, en application de mécanismes d’imposition complémentaires (hautement complexes) prévus à cet effet.
[14] Directive UE 2022/2523 du 14 décembre 2022 et Article 33 de la loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024.
23/03/2025