Sens commun, intuition collective et Valeurs républicaines, l’information au cœur de la relation entre collectif et individu

24/11/2021 - 7 min. de lecture

Sens commun, intuition collective et Valeurs républicaines, l’information au cœur de la relation entre collectif et individu - Cercle K2

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Francis Beau est Docteur en Sciences de l'information et de la Communication & Chercheur indépendant.

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Une fois analysées les relations entre le nombre et l’unité dans l’ordre républicain (1), puis entre collectif et individu dans notre société de l’information (2), l’idée d’une nouvelle grammaire cybernétique au service de la politique (3) semble s’imposer, pour assurer à l’échelle de la Cité cette alliance fragile entre confiance collective et responsabilité individuelle reliant le nombre à l’unité, dont ces trois premières tribunes décrivent successivement les principes imbriqués. Cette alliance consubstantielle à la démocratie, nécessite l’établissement d’un dialogue permanent et fluide entre collectif et individu, qui peut se réaliser grâce à la mise en œuvre de Systèmes d’Information associant la puissance et la réactivité du calcul numérique à la sagesse et la perspicacité du raisonnement analogique, sur le modèle de notre fonctionnement cérébral qui associe la vivacité numérique de nos réflexes inconscients à la profondeur analogique de nos réflexions conscientes.

À l’heure des data qui règnent sans partage sur un espace cybernétique prétendant engendrer une société dite de l’information, le modèle de notre fonctionnement cérébral utilisé pour organiser cet espace se limite pourtant actuellement à la part du calcul associé aux automatismes des réflexes inconscients. Aujourd’hui, selon l’auteur d’une Critique de la raison numérique[1] , « l’épistémologie des Big data », c’est-à-dire le discours sur l’utilisation des Big data comme moyen d’accéder à la connaissance, « vise à automatiser les prises de décision et, par là même, les actions des individus ». Dans l’antiquité, lorsque la dictature s’avérait nécessaire pour affronter une situation de guerre, le stratège prenait ainsi le pas sur le politique pour mener des opérations au regard desquelles la rapidité d’action ou de réaction s’avérait essentielle. En démocratie néanmoins, le lien fondamental entre nombre et unité sur lequel repose l’organisation de la « chose publique » (res publica), ne peut pas se contenter de ces automatismes réflexes, utiles dans l’urgence au stratège pour mener des actions rapides, mais très insuffisantes pour le politique dont les décisions nécessitent la plupart du temps débat, réflexion, discernement et sagacité. Le fonctionnement de ce lien entre nombre et unité ou entre collectif et individu nécessite donc l’adoption d’un langage univoque, permettant l’organisation d’un débat raisonné et d’une réflexion partagée, ainsi que l’expression collective d’un discernement éclairé et d’une sagacité, dont le sens peut être entendu et accepté par tous afin de constituer un véritable « sens commun ».

Chez Aristote, le sens commun se rapporte autant à l'unité du sujet sensitif qu'à la communauté de l'objet perçu. Thomas d'Aquin qui, comme lui, y voyait une fonction de discernement intégratrice des cinq sens externes ou sensations, le distinguait des précédents en le qualifiant de sens interne. Il est certes interne pour le sujet qui est individu, mais en même temps commun au regard de l’objet qui relève du collectif. Dans la mémoire individuelle, le processus de construction de sens qui permet au sujet sensitif de se souvenir de ses sensations passées et au sujet pensant de réfléchir en recherchant dans ses souvenirs, peut se représenter de la manière suivante (cf. schéma ci-dessous) : les sensations externes, qui sont des signaux analogiques, sont numérisées pour être intégrées par le sujet et commander automatiquement aux réflexes, puis à nouveau converties par abstraction de la pensée en nouvelles formes analogiques grâce à la langue. 

Ce « sens interne » intégrateur des cinq sens externes peut être assimilé à l’intuition qui forme le jugement et précède la pensée. Intueri, en latin, c’est voir ou regarder. Dans un cadre collectif, les algorithmes augmentent nos capacités de recherche, de comparaison, d’organisation et de restitution des données ou de représentation, c’est-à-dire les perceptions directes ou sensations de l’objet commun, mais l’intuition collective qui intègre ces sensations communes va au-delà de cette restitution de données. Saisissant une réalité sensible, c’est une observation (theôría en grec) déclenchée par un besoin de sens qui est commun. Elle intègre bien les perceptions directes qui sont des données dont le traitement peut être confié à des algorithmes, mais elle procède de ce sens commun initiant l’information ou la mise en forme d’une pensée collective, et consolidant ainsi la relation entre l’unité du sujet et le nombre associé à l’objet commun.

Ce sens commun est éminemment politique. Il découle d’une organisation rigoureuse de la relation délicate entre actions individuelles et jeu collectif, et s’inscrit ainsi dans ce rapport entre unité et nombre, cadre incontournable de cette alliance si précieuse pour la démocratie entre responsabilité individuelle et confiance collective qui conditionne l’autorité de l’État et la souveraineté du peuple, comme également la solidarité nationale, mais aussi, on va le voir, la mise en forme des savoirs communs ou l’information de documentation. Le rapport entre unité et nombre, qui est celui de la rationalité pour le calcul, comme celui entre sujet et objet, qui est celui de l’action pour la grammaire, est en effet de même nature que celui entre responsabilité et confiance, qui doit être celui de l’autorité en politique, ou entre liberté et sécurité, qui doit être celui de la souveraineté en démocratie ou encore entre identité et égalité, celui de la solidarité en société, et entre savoir et données, celui de l’information dans le cyberespace : tous sont issus de la même matrice, ce fameux rapport entre individu et collectif, qui est celui de la raison constitutive de la pensée.

Ce rapport qui fonde la raison sur l’intérêt général du collectif relié à la sagacité des individus, fonde également l’action sur l’objet collectif en lien avec le sujet individuel, comme il fonde aussi la rationalité sur le nombre discontinu relié à l’unité indivisible. C’est lui qui fonde de la même manière l’autorité de l’État sur la confiance collective en lien avec la responsabilité individuelle, ou la souveraineté du peuple sur la sécurité collective en liaison avec la liberté individuelle, mais aussi la solidarité nationale sur l’égalité collective[2] en lien avec l’identité individuelle. C’est encore lui qui fonde l’information, sur des données de masse (le big data) reliées à un savoir individuel partagé donc universellement reconnu car procédant d’un véritable sens commun. Ce sens commun, sur lequel reposent les grandes valeurs républicaines évoquées ici et récapitulées sous forme de tableau ci-dessous, s’inscrit ainsi dans ce rapport essentiel entre l’unité du sujet et la communauté de l’objet associée au nombre.

Ces rapports qui lient valeurs individuelles du sujet, de l’unité ou de l’individu (responsabilité, liberté, identité et savoir) et valeurs collectives de l’objet, du nombre ou du collectif (confiance, sécurité, égalité et données), sont ceux qui fondent les valeurs que l’on dira transcendantes pour le calcul puis la pensée (rationalité et raison), pour la politique (autorité), pour la démocratie (souveraineté), pour la société (solidarité) et pour le cyberespace (information) comme pour une grammaire politique efficace (action). Elles transcendent en effet le sujet de l’action et son complément d’objet pour s’élever au niveau d’une « Cause » souveraine, soit la « Chose » publique (Res publica). C’est pour rejoindre ce niveau éminent de l’ordre républicain, que la rationalité transcende l’unité opérative et son complément numérique, puis que la raison transcende la pensée individuelle et son prolongement collectif, comme l’autorité transcende la responsabilité individuelle et son incontournable effet sur la confiance collective ou comme la souveraineté doit transcender la liberté et son prolongement sécuritaire. C’est également pour atteindre ce niveau d’ordre républicain que l’information doit transcender le savoir individuel unitaire ou universel et les données de masse numériques qui lui sont associées, comme la solidarité doit transcender l’identité individuelle de l’unité et son complément collectif d’égalité numérique.

Dans l’espace scientifique ou philosophique, l’information doit être considérée comme une Valeur transcendante, au même titre que la rationalité mathématique du nombre associée à la raison logique du verbe. Dans l’espace politique républicain, elle doit de la même façon s’afficher comme Valeur transcendante au même titre que la solidarité nationale, la souveraineté du peuple et l’autorité de l’État.

Dans une prochaine tribune, j’introduirai la notion d’information de documentation qui est un processus de mise « en forme » (in-formation) reliant la donnée de masse à un savoir universel dans un système d’information documentaire, au service d’une Cause commune, ici la « Chose » publique (res publica). C’est un processus mutualisé de construction de sens au service de l’action publique qui, partant d’une intuition collective intégrant l’ensemble des perceptions directes déclenchées par un besoin de sens commun, initie la mise en forme d’une pensée collégiale. 

Francis Beau

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[1] Éric Sadin, La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique, Paris, L'Échappée, 2015.  

[2] La notion d’égalité collective exprime l’idée d’un niveau équivalent de droits donné aux individus. C’est celle de l’égalité énoncée dans la devise de notre République issue de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits).  

24/11/2021

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