Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Lorraine Tournyol du Clos est Conseillère du Président de l'Institut Choiseul.
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Esprit de défense et esprit de résistance
1. Vers une prise de conscience nationale pour défendre notre autonomie stratégique
L’autonomie stratégique est la condition nécessaire de la souveraineté
Tous les États, pour exister sur la scène internationale, commencent par se déclarer formellement « souverains », quels que soient leur poids, leur ancienneté et leurs alliances, puis entendent ensuite naturellement voir leur souveraineté respectée par le reste du monde. Or il se trouve que l’histoire tourmentée du concept de « souveraineté » en a fait une notion complexe et polysémantique… Ce qui explique que les critères concrets selon lesquels un État juge du respect effectif de sa souveraineté peuvent varier largement d’un État à un autre.
Par exemple, certains États se satisfont d’une souveraineté appuyée sur des dépendances politiques, économiques ou militaires jugées inévitables ou même souhaitables (c’est notamment la position vis-à-vis des Etats-Unis des pays européens dits « atlantistes », comme le Royaume-Uni).
D’autres États, au contraire, dont la France, ne conçoivent pas la souveraineté sans autonomie stratégique, c’est-à-dire que la souveraineté de notre État n’est jugée réelle que s’il n’est pas en situation de dépendance extérieure dans les secteurs jugés critiques (que cette dépendance existe vis-à-vis d’autres États ou d’acteurs non étatiques). Pour nous autres, français, l’autonomie stratégique est donc la condition nécessaire de notre souveraineté, vue comme l’absence de dépendance critique.
Or, le maintien de l’autonomie stratégique est du ressort de l’État
Le maintien de notre autonomie stratégique est donc un objectif prioritaire de la politique nationale. Car, si le peuple est le seul détenteur de la souveraineté nationale au sens de la Constitution (art.3), il ne l’exerce pas lui-même directement (sauf en quelques occasions comme les élections ou le référendum). Il en a délégué la charge à l’État, qui agit ainsi en son nom. La défense de la souveraineté nationale et le maintien de l’autonomie stratégique sont ainsi la première mission constitutionnelle de l’État.
Ensuite, au gouvernement de remplir concrètement cette mission, avec prudence et clairvoyance, et d’en rendre régulièrement compte au pouvoir législatif (contrôle parlementaire de l’action de l’État) aussi bien qu’au pouvoir judiciaire (contrôle de légalité, de constitutionnalité et de conventionnalité) et qu’aux citoyens (contrôle démocratique).
Mais la souveraineté nationale est continuellement attaquée
Maintenir notre autonomie stratégique n’est cependant pas une mince affaire ! En effet, celle-ci est continuellement attaquée de l’extérieur comme de l’intérieur.
D’une part, notre autonomie stratégique est constamment attaquée de l’extérieur, notamment par les différentes conséquences de la mondialisation ou encore par le comportement de quelques autres acteurs de la scène internationale (grandes puissances, États de second rang hostiles, multinationales, ONG, mafias, grandes firmes dominantes, etc.).
D’autre part, notre autonomie stratégique ou, plus largement, notre souveraineté est également menacée de l’intérieur par tout ce qui pourrait empêcher le plein exercice de la puissance publique sur le sol national (émeutes, rébellions, zones de non droit…). La République est en effet le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » (art.2). Tout ce qui porte donc atteinte à la légitimité de l’État et de son action porte par là-même atteinte à la souveraineté nationale.
L’État seul « ne peut donc pas tout » et a besoin du concours citoyen
Par ailleurs, que le peuple délègue à l’État le maintien de son autonomie stratégique ne signifie pas pour autant que l’État en soit toujours et partout capable tout seul : un ancien Premier ministre résumait cela en « l’État ne peut pas tout ». Nous ajoutons « seul » : l’État ne peut pas tout, seul.
Sur la scène internationale, c’est évident. Le rapport de force est en effet parfois tellement déséquilibré que le maintien de l’autonomie stratégique serait impossible sans des accords de coopération internationale. On pense évidemment ici à la construction européenne, dont le général de Gaulle disait : « L’Europe, ça sert à quoi ? Ça doit servir à ne se laisser dominer ni par les Américains, ni par les Russes. A six, nous devrions pouvoir arriver à faire aussi bien que chacun des deux super-grands. » (Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Gallimard, 2002).
Mais en interne non plus, l’État ne peut pas tout, seul. L’action de l’État s’exerce en effet sur les citoyens, au nom de ces mêmes citoyens et sous leur contrôle. En cohérence donc, la nature même de l’action de l’État exige alors l’adhésion de ces mêmes citoyens et leur coopération ou, à tout le moins, l’absence d’obstruction.
Ainsi, une zone de non-droit sur le sol national, une abstention critique à des élections, un désaveu massif de l’action politique, un déni généralisé de la justice des tribunaux, etc. sont autant d’atteintes au contrat social et donc à la souveraineté nationale. C’est à cette crise interne de la souveraineté à laquelle sont régulièrement confrontées de nombreuses démocraties modernes : le désaveu par le peuple de ceux qu’il a mis au pouvoir.
L’esprit citoyen et l’esprit de défense sont le vitalisme de la Nation
En-dehors de ces crises démocratiques, la défense de la souveraineté de la Nation, et son autonomie stratégique, est donc assurée par l’État, au nom des citoyens, avec leur adhésion et leur coopération. Ce qui nécessite donc une prise de conscience collective, à la fois de ce qui constitue la Nation et de quoi il faut la préserver, contre quoi il faut la défendre. « Une Nation divisée contre elle-même ne peut tenir » (Abraham Lincoln).
Ce qui constitue la Nation est, dans la définition classique de Renan (discours de la Sorbonne, 1882), deux choses : « le désir de vivre ensemble et la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ». Or force est de constater que notre société est aujourd’hui traversée par divers courants pour qui valoriser l’héritage du passé et vouloir vivre-ensemble n’est plus une évidence.
Or précisément, c’est cette prise de conscience collective de ce qui fait la Nation qu’on appelle l’esprit citoyen. Et l’esprit de défense est cette volonté collective de la protéger contre les menaces qui pèsent sur elles. Les deux se rejoignant ainsi dans le patriotisme, qui n’est bien sûr ni le chauvinisme ni le nationalisme (« Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres. » Romain Gary, Éducation européenne, 1956).
C’est donc par une revitalisation de cet esprit citoyen et de cet esprit de défense que pourra se maintenir la Nation.
L’Exemple du Livre blanc de la Défense nationale
Le Livre blanc de la Défense nationale résume parfaitement tout ce qui précède, mais dans le cas plus restreint de la défense nationale :
« Face aux risques et aux menaces, la première condition du succès demeure la volonté déterminée d’y faire face en consentant l’effort nécessaire. La défense et la sécurité de la Nation reposent sur l’intervention des institutions publiques, civiles et militaires. Elles requièrent la sensibilisation, l’association, et l’adhésion de l’ensemble de nos concitoyens. Les Français sont acteurs et responsables de leur propre sécurité. L’esprit de défense, au sens le plus large du terme, est à cet égard le premier fondement de la sécurité nationale. Il est la manifestation d’une volonté collective, assise sur la cohésion de la Nation et une vision partagée de son destin. » (Livre blanc 2013).
2. Vers un soutien participatif national et territorial pour défendre notre autonomie stratégique
C’est à l’école que s’élabore l’esprit citoyen…
Si la famille est naturellement le premier lieu de l’éveil à la vie et de l’éducation humaine, c’est en revanche à l’école que se construisent principalement le vivre ensemble et les habitus citoyens. Sans chercher à en discuter les méthodes et les résultats, il faut reconnaître que, sur le principe, le ministère de l’Éducation nationale est là, depuis longtemps, conscient du rôle qui est le sien.
Ainsi une instruction morale et religieuse a été dispensée à l’école primaire dès 1833 (loi Guizot), devenue instruction morale et civique en 1882 (loi Ferry). Après la Seconde guerre mondiale, quand l’heure était à « réparer la Nation », le rôle de l’instruction morale et civique fut alors naturellement réformée (loi de 1948) et progressivement étendue au collège et au lycée, jusqu’à la dernière réforme de 2013 (loi Peillon).
Cet éveil à l’esprit citoyen est lui-même inséré dans un « parcours citoyen » qui comprend une série d’autres outils destinés à intégrer les élèves dans la vie sociale de leur établissement, pour leur en faire comprendre concrètement les enjeux et les difficultés et y participer également (délégués de classe, délégués CVL – conseil de la vie lycéenne – au niveau de l’établissement, de l’académie et de la nation, éco-délégués, participation des élèves aux conseils de discipline, etc.).
… et que doit désormais commencer à s’élaborer l’esprit de défense de la Nation
D’un autre côté, l’esprit de défense a longtemps reposé sur deux piliers : la mémoire familiale (chaque famille française avait, au moins jusqu’aux années 1970, encore des souvenirs très vifs et parfois douloureux des années de guerre) et le service militaire. Mais désormais, après 60 ans sans guerre sur le sol français et 25 ans sans service militaire, chacun de ces deux piliers a quasiment perdu toute consistance.
On décida alors de maintenir le feu de cet esprit de défense en l’attribuant comme une nouvelle mission à l’Éducation nationale. L’éducation à la défense ainsi devenue une obligation légale, depuis la loi du 28 octobre 1997 qui institue également une journée d’instruction sur la Défense à l’âge de 18 ans et a mené à quatre protocoles entre ministères des Armées et de l’Éducation nationale, dont le dernier remonte à 2007. « Cet enseignement a pour objet de renforcer le lien armée-Nation tout en sensibilisant la jeunesse à son devoir de défense. » Son pilotage en est aujourd’hui confié à des « trinômes académiques » qui associent, dans chaque académie, le recteur d’académie, le gouverneur militaire de zone de défense et le président de l’association régionale de l’IHEDN.
Par la suite, l’esprit de défense et l’esprit citoyen pourraient se renforcer via un SNU renforcé…
Pour autant, l’esprit de défense et l’esprit citoyen insufflés par l’école ne le sont encore souvent qu’en germe, du fait des nombreuses autres contraintes du système scolaire, du fait que les élèves ne sont pas tous délégués, du fait que la journée d’appel et de citoyenneté est brève, etc.
Pour poursuivre cette éducation, et lui donner une consistance plus concrète, le gouvernement Philippe a donc instauré en 2018 une nouvelle forme de service national : le SNU (service national universel) pour les jeunes de 15 à 17 ans, qui n’a plus rien de militaire.
Ce SNU, sur la base du volontariat, est composé d’un séjour de cohésion de 15 jours dans un autre département que le sien, en uniforme et par groupe de 200, suivi d’une mission d’intérêt général de 84 heures au moins réparties en-dehors du temps scolaire. De manière facultative, le SNU peut même être prolongé par une troisième étape : un engagement bénévole ou un service civique.
Les retours des premières éditions du SNU sont assez encourageants, même si parmi les jeunes « volontaires » (certains ont plus ou moins été poussés par leur famille) sont surreprésentées les familles dont un des parents a porté ou porte encore l’uniforme.
On peut naturellement envisager d’en faire le vrai socle de la future formation d’un esprit de défense nationale. Un premier axe pourrait être de le rendre progressivement obligatoire, au moins dans sa phase de cohésion. On pourrait aussi l’associer plus étroitement, juste après la phase de cohésion, aux dispositifs des préparations militaires (PMM, PMT, PMP, PMD, PMS…). On pourrait enfin faire de la troisième phase une étape plus ambitieuse, pendant 6 mois à 2 ans : un bénévolat ou un service civique (comme aujourd’hui) mais aussi une première expérience militaire (qui pourrait être une première période de réserve opérationnelle ou citoyenne) ou encore l’un des dispositifs existants de VIE ou VIA (volontariat international en entreprise ou en administration : dispositif permettant aux jeunes de 18 à 28 ans de participer pendant 6 mois à 2 ans à l’activité d’une entreprise ou d’une administration française à l’étranger).
… pourrait se prolonger par un engagement dans une réserve revitalisée
Une fois ce SNU élargi accompli, certains pourront se sentir, comme d’autres dès aujourd’hui, une appétence particulière à se mettre au service de l’intérêt général, à participer activement à la vie de la Nation, à côté de leurs activités individuelles, familiales et professionnelles.
C’est pour répondre à ce besoin qu’on été créés, à différentes périodes, les parcours de réservistes, dont l’intérêt n’est plus à démontrer ni pour les services publics qui bénéficient par là d’apports de compétences extérieures, ni pour les réservistes qui trouvent là un engagement humain épanouissant et plein de sens.
Les principaux dispositifs de réserve (citoyenne ou opérationnelle) concernent aujourd’hui 8 grands secteurs : les armées, la police et la gendarmerie, l’administration pénitentiaire, l’éducation nationale, la cohésion du territoire, la sécurité civile (les pompiers), la santé, l’action civique (la solidarité, le sport, la coopération internationale, les arts et la culture…).
En pratique, malheureusement, ces dispositifs sont encore trop méconnus et trop peu dynamiques. Seule la réserve militaire et les pompiers volontaires bénéficient d’une certaine visibilité publique. Il s’agirait donc de revitaliser ces parcours de réservistes, de mieux les piloter avec un suivi plus individuel des réservistes et une agilité qui colle au plus près des besoins publics, de les rendre enfin plus attractifs pour la population et mieux valorisés (et il ne s’agit pas là uniquement de moyens financiers : on peut imaginer une décoration publique des réservistes particulièrement méritants).
Enfin, la communication publique renforce l’esprit de défense
Pour conclure, il est en outre important de maintenir vivant cet esprit de défense dans la population adulte et active, pour ceux qui ne participent pas aux parcours de réserve citoyenne ou opérationnelle.
Comment ? Tout d’abord dans les débats, les événements et la communication publique qui façonnent naturellement nos représentations et induisent par là les idées et valeurs que nous voulons – ou ne voulons pas – défendre et protéger. En ce sens, des événements comme les défilés du 14 juillet, les cérémonies publiques des 8 mai et 11 novembre auxquels participent parfois les enfants des écoles primaires ou des collèges (surtout en zone rurale), les démonstrations de la Patouille de France, etc. sont autant de liens qui rapprochent l’armée de la Nation.
Ensuite, en valorisant publiquement l’engagement de nos troupes, les efforts et les sacrifices consentis par ces militaires et leurs familles. Les hommages républicains aux soldats morts en OPEX, institués en 2011 par le général Bruno Dary, sont par exemple des moments très forts d’esprit de défense et de cohésion. Les témoignages télévisés, les ouvrages autobiographiques de soldats, les séries télévisées, les films, etc. tout cela participe aussi au renforcement de l’esprit de défense autant qu’à l’émergence de nouvelles vocations.
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Bibliographie
Note stratégique Lorraine Tournyol du Clos - Institut Choiseul : https://www.choiseul-france.com/repenser-la-souverainete/
Interview
https://oief.fr/2022/03/08/repenser-la-souverainete-entretien-avec-lorraine-tournyol-du-clos/
Tribune K2
https://cercle-k2.fr/etudes/de-l-urgence-a-rehabiliter-la-souverainete-4
04/07/2022