Transhumanisme et féminisme. La leçon de Dante

04/09/2020 - 5 min. de lecture

Transhumanisme et féminisme. La leçon de Dante - Cercle K2

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Michel Orcel est Écrivain, éditeur et psychanalyste. Il est Lauréat du Trophée K2 2020 "Littérature".

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On sait combien une liberté sans bornes est source de désordres et tout autant combien les contraintes peuvent être fécondes. Ce principe à la fois esthétique et politique me donnera l’occasion de m’exprimer sur l’actualité la plus amère, hélas, à partir d’un poème – un chef-d’œuvre universel – dont je viens d’achever la traduction en français pour les éditions La Dogana de Genève. Je parle de la Comédie, la Divine Comédie, de Dante Alighieri (+ 1321), homme politique et poète, penseur de la Cité et visiteur visionnaire de l’Outre-tombe. Je ne m’attarderai pas sur l’ardent souhait formé par Dante que l’État (l’Empire) soit séparé du Spirituel (le Pape, dont la pseudo-Donation de Constantin avait fait un chef d’État temporel). On peut voir là comme une esquisse primitive de la laïcité, bien que l’auteur se situe dans un cadre résolument chrétien (De Monarchia). Mais je vais développer deux thèmes extraordinairement modernes que bien peu de gens semblent avoir perçus dans son œuvre, peut-être parce que, selon la leçon d’Edgar Poe (dans La lettre volée), les choses trop évidentes sont invisibles.

Le concept de « transhumanisme » nous paraît incroyablement contemporain (il semble que le mot français soit né en 1957, et son développement socio-politique ne date que des années 80). Aucun dictionnaire à ma connaissance ne mentionne que le lexème, ou mot, trasumanar (« transhumaner ») apparaît pour la première fois dans l’histoire de l’Occident sous la plume de Dante (il y a donc sept cents ans) dans le premier chant du Paradis (v. 70) :  

Dans les sphèr’ éternelles, Béatrice

Tenait fixés ses yeux, et moi en elle

Je mis les miens (…).

Et lors je me sentis devenir comme

Devint Glaucos lorsqu’il goûta cette herbe

Qui, en mer, le fit pair des autres dieux

.

Transhumaner ne se pourrait traduire

En mots mortels, mais suffise l’exemple

À qui la grâce en garde l’expérience…

 

Fameux créateur de néologismes, Dante ne se prive pas ici d’innover d’une étonnante manière pour traduire un concept central du christianisme : la déification de l’homme sauvé. « Dieu s’est fait homme [dans le Christ] pour que l’homme se fasse Dieu », disait saint Irénée de Lyon. Cette dimension verticale de la mutation de notre espèce est évidemment aux antipodes des mutations et manipulations esthétiques, génétiques, voire robotiques, qui sont pour notre malheur en train de prendre valeur de normes (à l’instant même où j’écris, les députés passent au vote définitif des articles de la nouvelle loi dite insolemment « bioéthique »). Le « transhumanisme » non chrétien est non seulement un des signes particulièrement inquiétants du caprice infantile (« J’ai droit à tout ») qui marque les sociétés post-modernes, mais il est surtout − à l’opposé exact du concept dantesque − dans l’horizontalité matérielle, dans le prolongement maximal de la vie physique, dans la volonté d’extension ad infinitum de ce qui par essence est transitoire, soumis aux contingences, aux limites et à la mort. C’est une entreprise vraiment prométhéenne, une activation moderne de l’hybris (la démesure) qui, comme le savaient les Anciens, s’achève toujours par le châtiment. Que ce programme, qui finira de toute évidence dans l’eugénisme, réalise sous des aspects « progressistes » le rêve nazi est déjà significatif. Enfants programmés, enfants sans père, ou issus de plusieurs mères, enfants sans origine ou confrontés à l’absurde de deux pères dont l’un est une femme (cas rencontré en psychopathologie d’une femme ayant gardé son appareil reproductif tout en offrant l’apparence d’un solide gaillard barbu et… enceint de son compagnon !), adultes transgenres, citoyens pucés, vieillards liftés, prolongés jusqu’à la congélation, hybrides d’un nouveau genre, tout annonce une apocalypse anthropologique. Il suffira de descendre dans l’Enfer de Dante pour entrevoir les figures de ce monde futur…

En attendant, revenons au Paradis, à la « transhumanisation » du poète, et observons comment se réalise cette mutation : « Béatrice tenait fixés ses yeux, / et moi en elle (…) / je mis les miens (…). Et lors je me sentis (…) transhumaner… » Oui, chose admirable (et qui n’entache en rien la pureté doctrinale du christianisme de Dante, où le Christ reste le seul Médiateur), le véhicule de la transhumanisation, et de la transmutation de l’homme en Dieu, c’est-à-dire en l’Amour, passe ici par les yeux d’une femme ! – Nous ne saurons jamais faire la part exacte entre l’expérience autobiographique et la représentation littéraire de l’amour qu’éprouva Dante pour la jeune Béatrice, si vite condamnée à passer dans l’outre-monde. Mais ce dont nous pouvons être sûr, c’est que cette expérience amoureuse fut fondamentale dans la maturation humaine et poétique de Dante et que, dans la Comédie, le poète porte à son point d’incandescence un processus issu, à ce qu’il semble, de la mystique musulmane[1] et de l’amour courtois des troubadours − que Dante connaissait si bien que, dans son poème en italien, il fait s’exprimer en provençal le grand Arnaud Daniel. Ce qui nous importe, c’est que – à l’extrême opposé du néo-féminisme haineux d’aujourd’hui − Dante adopte et magnifie l’idéalisation de la femme qu’avait esquissée ses prédécesseurs pour en faire, non seulement un signe[2], mais un conducteur vers la Divinité. C’est le véritable manifeste d’un féminisme transcendental. Le guide initial de Dante dans son voyage à travers l’Enfer et le Purgatoire n’était autre que Virgile, image idéale du Père, mais c’est Béatrice qui va remplacer au Paradis le poète latin pour initier, de façon autrement virile (dans le trouble même de l’amoureux balbutiant), l’apprenti florentin à la Vision divinisante de Dieu. Or, cette mise en perspective du masculin et du féminin, requiert non seulement la distinction des sexes, mais la supériorité mystique de la femme sur l’homme ! On aura beau jeu de rétorquer que cette idéalisation n’est que le masque d’une domination : la « soumission » féminine, réelle ou prétendue, des cultures méditerranéennes n’est souvent que le revers de la supériorité symbolique de la femme. On ne sous-estimera certes pas la violence que subissent si souvent les femmes, mais cette violence masculine est justement le témoin paradoxal de la peur panique de l’homme face à l’abîme du féminin. Dante, au rebours, nous enseigne qu’un autre rapport est possible, qui place la différence féminine (« La différence des sexes est précieuse. Elle est inaliénable. Elle est une frontière qui fend et ouvre le monde en deux depuis le premier souffle de l’humanité historique. Elle est la marque ineffaçable de la condition humaine », Eugénie Bastié, Adieu Mademoiselle) au cœur de l’expérience amoureuse et spirituelle, dont, du reste, on pourrait voir une préfiguration dans la découverte que font les saintes femmes (et non les apôtres) du Tombeau vide du Christ et donc de sa résurrection.  Pas de monde humain sans sexuation, pas de vraie naissance sans conjonction amoureuse entre homme et femme, pas d’accès au ciel sans mères, amantes ou sœurs. C’est cela qu’on tente aujourd’hui de radier du réel.     

 

Michel Orcel

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[1] A travers l’expérience amoureuse du Cheikh Ibn ‘Arabî pour la jeune Persanne Nezhâm. On verra là-dessus les travaux de l’abbé Asin Palacios dans La Escatologia musulmana en la « Divina Comedia », ainsi que L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî d’Henry Corbin.

[2] « Dieu est beau et il aime la beauté », dit un hadith cher à au soufisme.

04/09/2020

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