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Marin pendant 38 ans, l'Amiral Olivier Lajous a commandé trois navires de combat, participé à de nombreuses opérations extérieures, (Liban, Iran-Irak, Afghanistan, Tchad-Libye, Yémen-Erythrée) et été DRH de la Marine nationale. Élu DRH de l'année en 2012, il a ensuite été Président du Directoire de BPI Group de 2018 à 2019.
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Un long chemin
Il a fallu plusieurs siècles pour trouver la juste place de l’Armée au cœur de la Nation. C’est une affaire aujourd’hui réglée dans les pays démocratiques où l’Armée est délégataire d’un pouvoir politique élu par le peuple qui lui confie le droit d’user de la force légale pour défendre les valeurs communes aux démocraties - l’égalité, la fraternité, la justice, la liberté, la participation, le pluralisme, le respect de la dignité de la personne humaine et la tolérance - ainsi que celles du droit international : souveraineté des États, intangibilité des frontières, respect des traités et des droits humanitaires.
Soumise à une obligation de neutralité et de loyauté à l’égard du pouvoir politique, l’Armée en constitue l’un des instruments, au même titre que d’autres services de l’État : diplomatie, éducation, justice, santé et sécurité notamment.
En France, la place de l’Armée dans l’opinion varie en fonction de l’utilité qui lui est reconnue. En temps de paix, une fois le souvenir des conflits effacé et le sentiment d’une menace directe éloigné, l’Armée ne soulève généralement qu’indifférence ou mépris. Le 19ème siècle illustre cette perception fluctuante de l’Armée par l’opinion. Lors de la brève période de paix en Europe, de la chute du Premier Empire (1815) jusqu’au milieu du siècle (1848), l’Armée désœuvrée et cantonnée à une vie de garnison était l’objet d’un réel mépris. Le Second Empire lui redonne un certain lustre avec les campagnes extérieures (Mexique, Crimée, Italie, Extrême-Orient, Afrique) mais très vite, une fois la défaite de 1870 assimilée et la Troisième République installée, l’Armée est confrontée à une poussée antimilitariste de l’opinion, sentiment de rejet qui s’accroît avec l’affaire Dreyfus. Dans les années suivantes, employée à la répression des troubles sociaux et au maintien de l’ordre, elle est conspuée comme instrument d’un pouvoir anti prolétaire. C’est ainsi qu’elle est encore perçue de nos jours, dans certains cercles de l’opinion qui entretiennent une vision surranée de l’Armée comme briseuse de grèves (La Commune), antisémite (Dreyfus), colonialiste et putschiste (Afrique, Indochine, Algérie, etc.). Cette perception n’est celle que de quelques courants intellectuels antimilitaristes, assez minoritaires mais toujours bien présents dans les débats d’idées.
A contrario, dès la fin du 19ème siècle, certains courants d’opinion reconnaissent à l’Armée un rôle social et éducatif en lui confiant le soin, via la conscription obligatoire, de former les jeunes français à la citoyenneté. Assurant le brassage des citoyens venant de différents milieux socioprofessionnels (ouvrier, paysan, artisan, commerçant, ingénieur, médecin, juriste, enseignant, etc.) et de différents continents, immigrants d’Europe, d’Asie, d’Afrique et nationaux "des colonies", elle est un instrument d’intégration, d’égalité des chances et de promotion sociale.
La suspension du service national obligatoire à la fin du 20ème siècle reste aujourd’hui en question. Certains de ceux qui ont milité pour cette suspension, s’interrogent aujourd’hui sur la manière d’organiser l’éducation à la citoyenneté et le brassage social ! Pour ma part, je reste persuadé que la suspension du service national a été une décision courageuse et juste. Tel que pratiqué pendant la seconde moitié du 20ème siècle, le service national était peu à peu devenu inégalitaire puisque les jeunes filles n’y étaient pas soumises, ce qui est contraire au principe de l’égalité hommes-femmes, et que parmi les jeunes hommes, près de la moitié d’une tranche d’âge y échappait pour différents motifs, tandis que parmi ceux qui étaient appelés, certains bénéficiaient de conditions beaucoup plus favorables que bon nombre de leurs camarades.
L’Armée, si elle doit avoir un rôle social de promotion de l’égalité des chances, comme tous les corps de l’État, ne doit pas pour autant se substituer au rôle éducatif des parents et de l’éducation nationale en matière d’instruction civique et citoyenne. Par ailleurs, peu de nos concitoyens sont aujourd’hui prêts à accepter le sacrifice de leurs enfants dans des conflits lointains. On ne peut ignorer le courant d’opinion généralisé en Europe qui conduit à un déclassement de la guerre comme moyen de résolution des conflits. Plus que jamais le rôle et la place de l’Armée dans la société restent en question !
Une image ambivalente
Aujourd’hui en France, bien que positive dans les sondages (plus de 80 % d’opinions favorables), l’image de l’Armée est, à mon avis, très ambivalente. Plutôt positive dès qu’il s’agit des opérations extérieures de maintien ou de restauration de la paix, du secours aux populations sur le territoire national comme à l’étranger, ou des grandes commémorations nationales, elle est le plus souvent source d’indifférence, la majorité des citoyens ignorant presque tout des questions de défense qui sont absentes de leurs préoccupations quotidiennes. Sans doute est-ce le résultat naturel de plus de soixante années de paix dans l’espace immédiat du territoire national.
L’Armée reste de fait un monde à part, tout à la fois attirant et repoussant, mais surtout méconnu ou imaginé au travers de clichés qui restent très présents et souvent caricaturaux. Cependant, l’opinion publique reste très exigeante à l’égard de l’Armée. Elle en attend l’exemplarité et l’efficacité, sans avoir une conscience précise du rôle des quatre forces armées (gendarmerie, terre, marine et air). C’est d’ailleurs pourquoi j’utilise le terme "l’Armée", car c’est celui qui est utilisé par nos concitoyens dès qu’ils parlent du monde militaire.
Perçue comme issue de la communauté nationale, et plus encore comme un acteur socioéconomique important, l’Armée offre des emplois, assure des services, génère des activités économiques et participe activement à la vie éducative, sportive, culturelle et sociale des régions où elle est implantée. "L’Armée est aujourd’hui un exemple de promotion sociale et d’intégration économique", n’hésitent pas à dire certains parlementaires et élus locaux.
Le rapport entre l’Armée et la société civile est de fait très confus. La professionnalisation et la banalisation de certaines pratiques économiques et sociales au sein des armées (réduction des astreintes de temps de travail, pratiques managériales, contrôle de gestion, contrôle qualité, maîtrise des coûts, RSE, etc.) rapprochent de plus en plus l’Armée du monde civil. L’interaction entre les deux mondes est ainsi de plus en plus large et il faut s’en réjouir.
Cependant, nombre de militaires vivent mal cette dilution de leur identité militaire, tandis que de nombreux citoyens, notamment dans la haute administration, s’agacent de la spécificité de l’Armée qu’ils considèrent comme un service de l’état parmi d’autres dont le coût leur paraît excessif. Ils aimeraient voir l’Armée "rentrer dans le rang" de la fonction publique.
Parce que l’Armée est un instrument de la politique nationale et supranationale, il convient de la faire connaître et comprendre. Dans ce cadre, elle est dépendante de la capacité du pouvoir politique à faire reconnaître son utilité au service de la Nation comme de la communauté internationale et à lui fournir les moyens nécessaires pour assurer ce service.
Elle est également dépendante de la capacité de l’éducation nationale à délivrer une formation à la citoyenneté et à l’esprit de défense, ainsi que de celle de la justice à établir des règles de droit propres à l’emploi de la force légale dans la conduite des opérations militaires.
Il lui revient pour sa part de savoir entretenir un lien confiant et ouvert avec les décideurs et les citoyens. Pour cela, les militaires doivent savoir se situer au sein de la communauté nationale, sans forcer le trait de leur spécificité, ni oublier l’exigence de leur engagement citoyen.
Une spécificité constitutionnelle
La spécificité de l’Armée réside dans sa capacité à prévenir la violence par la force légale. C’est sa manière de servir la communauté nationale autant qu’internationale. Les valeurs de l’Armée, communes en grande partie à celle des autres corps de la fonction publique, sont la neutralité, la loyauté, la disponibilité et l’esprit du service de l’État.
Dès lors que le territoire national n’est pas concerné et que les conquêtes territoriales ne sont plus envisagées, sa finalité n’est pas la guerre mais bien le combat pour la préservation de la paix partout où elle est menacée, si nécessaire en utilisant la force légale et maîtrisée aux marches lointaines du pays.
C’est à l’emploi de cette force légale que l’Armée doit se préparer. C’est en cela qu’elle est professionnelle et qu’elle doit conjuguer les savoirs faire du gendarme, du soldat, du marin et de l’aviateur, chacun dans un milieu particulier utilisant des techniques adaptées au combat terrestre, naval ou aérien.
Il n’y a pas de bonne solution quand il faut utiliser la force, donner la mort ou se sacrifier. Selon que l’on privilégie tel ou tel facteur de décision, une réponse s’impose, ni bonne, ni mauvaise. Cependant, une chose reste certaine : la violence n’est jamais légale et ne doit jamais le devenir ! Il faut combattre cette idée avec détermination et former l’Armée à cette dialectique de la violence maîtrisée.
Il faut aussi admettre avec humilité que le devoir de sacrifice n’est pas inné. Demandé aux militaires, ce devoir hors du droit commun mérite reconnaissance et ne doit connaître aucune banalisation. Les travaux parlementaires qui traitent du statut général des militaires réaffirment régulièrement ce devoir et la reconnaissance particulière qui doit l’accompagner. Loin d’être conceptuel, ce devoir de sacrifice est au cœur de l’identité militaire.
Un débat public plus que jamais nécessaire
L’Armée, au même titre que les autres institutions de l’État, est au service de la communauté nationale. Elle joue aussi un rôle à l’échelle internationale et participe, à ce titre, à la place de la France dans le monde, rôle qu’elle partage ici encore avec d’autres administrations de l’État.
Les exigences propres à l’action militaire sont encore trop souvent méconnues faute d’une information strictement objective et dépassionnée. Les militaires ne doivent pas craindre de participer activement à ce débat, sans jamais sortir du devoir de neutralité. Dans le cas contraire, c’est l’existence même de l’Armée en tant qu’outil régalien de la démocratie nationale et internationale qui sera menacée.
10/05/2021