Covid 19 : le retour des (télé)travaux forcés ?

02/11/2020 - 7 min. de lecture

Covid 19 : le retour des (télé)travaux forcés ? - Cercle K2

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René Picon-Dupré est ancien DRH et Consultant RH et management.

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La peine de travaux forcés a été supprimée par l’ordonnance[1] n° 60-529 du 4 juin 1960 et remplacée par la réclusion criminelle à perpétuité ou à temps.

La pandémie actuelle a-t-elle conduit notre ministre du travail à inventer une forme inédite de travail forcé, le télétravail[2] ?

Et le porte-parole du Gouvernement de déclarer jeudi matin qu’ « il y aura des contrôles et des sanctions si cela n’est pas respecté» !

Le protocole national pour assurer la santé et la sécurité des salariés en entreprise face à l’épidémie de COVID 19 , dans sa rédaction du 29 octobre 2020, tel que publié sur le site du ministère du travail, précise cette « obligation »[3].

Il apporte cependant une précision importante : « Les employeurs fixent les règles applicables dans le cadre du dialogue social de proximité, en veillant au maintien des liens au sein du collectif de travail et à la prévention des risques liés à l’isolement des salariés en télétravail.»

Et si nous tentions d’y voir plus clair ?

 

Télétravail obligatoire sous peine de sanction ?

Soyons réalistes, sauf à inscrire l’obligation et les sanctions dans la partie législative du code du travail, ce qui n’est pas le cas – un protocole n’étant qu’un protocole et pas la loi - les articles L1222-9 et L 1222-10 dudit code maintiennent les règles habituelles fondées sur la négociation collective ou à tout le moins sur un accord.[4]

L’article L1222-11 a cependant prévu une mise en œuvre plus simple en cas notamment d’épidémie[5], ce qui dispense le chef d’entreprise de l’obligation d’accord.

Loin de moi l’idée d’appeler à la désobéissance civile, le télétravail, dans les circonstances que nous vivons, ayant un rôle essentiel pour limiter les déplacements et éviter les contacts avec des collègues potentiellement « dangereux », au sens sanitaire du terme.

Mais je souhaitais apporter ces précisions car, si obligations et sanctions civiles et pénales il y a, elles résultent obligations de l’employeur en matière d’hygiène et de sécurité[6].

Donc, pour être clair, le télétravail oui bien sûr, avec les assouplissements apportés  par la crise sanitaire, mais cela n’empêche pas de rester réaliste.

 

Avantages et inconvénients du télétravail

Il comporte ses propres limites, dans la mesure où toute activité n’est pas éligible au télétravail ; il concerne avant tout le secteur tertiaire et encore pour des emplois qui ne nécessitent pas la manipulation de données sensibles.

Le côté positif, c’est de montrer que nos technologies modernes de l’information et de la communication permettent de faire face en partie à une crise imprévue et sans doute imprévisible, à la fois en évitant aux salariés concernés de s’entasser dans les transports en commun et en permettant une poursuite de l’activité à distance.

De ce fait, le télétravail est présenté comme un facteur de réduction des expositions aux risques professionnels et d’amélioration des conditions de travail et de la qualité de vie au travail. Réduisant les trajets et la fatigue associée, autorisant des horaires plus souples, il est envisagé comme favorisant l’articulation des temps professionnels et des temps privés, en particulier chez les cadres. Il constituerait également un gage de confiance envers le salarié, puisqu’il suppose une plus grande autonomie et un moindre contrôle direct de la hiérarchie. Il serait également utilisé pour prévenir des risques psychosociaux (RPS), en éloignant des salariés vivant des situations de tensions (mais voir ci-dessous la face négative de ce point de vue).

Pour le négatif, d’abord tous les télétravailleurs ne sont pas logés à la même enseigne et le risque n’est pas nul de créer des clivages, en fonction des situations de chacun :

  • zone dédiée au télétravail ou coin sur la table du salon ;
  • aisance plus ou moins grande à utiliser les outils, y compris avec les risques de sécurité inhérents ;
  • facilité de connexion selon la zone où l’on habite.

Par ailleurs, le télétravail peut favoriser l’émergence de situations à risques du point de vue psychosocial. En effet, l’organisation de l’activité est modifiée, à la fois celle du salarié en télétravail, mais aussi celle de ses collègues et de sa hiérarchie. Ces reconfigurations peuvent ainsi engendrer de nouveaux risques pour les salariés hors les murs, comme une durée ou une charge de travail excessive, la désynchronisation des horaires de travail, le brouillage des frontières entre les divers temps sociaux et un envahissement de la vie privée (quid du droit à déconnexion?), sans parler de la gestion des problèmes de cybersécurité.

L’éloignement physique des collègues peut aussi nuire au travail collectif et freiner la coordination entre les salariés[7], leur intégration aux équipes de travail ou encore le partage des connaissances. La distance peut être source d’isolement du fait d’échanges plus formalisés (par e-mail principalement) et de moments de sociabilité réduits.

 

Et de fait, le télétravail ne doit pas ,devenir un mode normal et pérenne de l’exercice d’une activité

Pour ceux qui, une fois cette crise passée, continueront peu ou prou à télétravailler, on peut en retirer quelques leçons

1. Le télétravail reste un travail, et, comme tel, il doit obéir à certaines règles en régime de croisière :

  • il ne s’improvise pas ; c’est un mode particulier d’organisation du travail ;
  • il suppose une formation des managers et des collaborateurs ;pour ne pas conduire à des dérives sources de troubles physiques (cadre mal adapté) ou psychosociaux, il doit obéir à certaines règles : respects d’horaires, pauses, séparation vie privée et vie professionnelle, droit à la déconnexion, cadre adapté, matériel adapté, réseau adapté etc
  • l’existence d’un accord encadrant le télétravail au niveau de l’établissement joue un rôle protecteur de ce point de vue
  • et n’oublions pas que le CHSCT (devenu CSE) est compétent aussi en matière de télétravail

 

2. Le télétravail ne peut remplacer totalement et durablement le travail en présentiel , tout au moins pas pour tous les emplois et pas tout le temps

  • la technologie ne peut remplacer totalement l’humain ; elle n’est qu’un outil :
    • la visio-conférence c’est bien, mais on perd la 3° dimension et la spontanéité ;
    • les présentations via des sites tels que Skype ou Zoom limitent les improvisations, et c’est pourtant l’intérêt des présentiels ;
    • les entretiens d’embauche à distance avec l’aide d’algorithmes ôtent la dimension humaine de ce type d’exercice
  • l’être humain est un animal social et sociable, et le télétravail forcé a permis de le (re)découvrir : un contact dématérialisé limité à l’essentiel ne fait pas tout ; en privilégiant le contact en bilatéral ou dans un multilatéral tronqué[8], il modifie la perception des autres et peut conduire à simplifier les relations ;
  • il peut même conduire à des situations de stress, ce qui peut paraître paradoxal : surcharge de travail liée à la volonté de montrer qu’on est à la hauteur ou au contraire due à la difficulté de ce type de travail inédit ; difficulté de gérer in situ vie familiale et vie professionnelle ; absence de changement d’horizon ;
  • perte de la notion de collectif de travail : ce n’est pas pour rien si en situation « normale », le télétravail n’est pratiqué que quelques jours par mois ou par semaine.

 

René Picon-Dupré

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[1] Ordonnance n° 60-529 du 4 juin 1960 modifiant certaines dispositions du code pénal, du code de procédure pénale et des codes de justice militaire pour l'armée de terre et pour l'armée de mer en vue de faciliter le maintien de l'ordre, la sauvegarde de l'Etat et la pacification de l'Algérie

[2] Cf.sa déclaration du 29 octobre 20202 lors de l’annonce du nouveau confinement : « Tous les travailleurs dont les activités peuvent être exercées à distance doivent télétravailler. Le télétravail n'est pas une option »

[3] «Dans les circonstances exceptionnelles actuelles, liées à la menace de l’épidémie, il doit être la règle pour l’ensemble des activités qui le permettent. Dans ce cadre, le temps de travail effectué en télétravail est porté à 100% pour les salariés qui peuvent effectuer l’ensemble de leurs tâches à distance. Dans les autres cas, l'organisation du travail doit permettre de réduire les déplacements domicile-travail et d’aménager le temps de présence en entreprise pour l'exécution des tâches qui ne peuvent être réalisées en télétravail, pour réduire les interactions sociales »

[4] « Le télétravail est mis en place dans le cadre d'un accord collectif ou, à défaut, dans le cadre d'une charte élaborée par l'employeur après avis du comité social et économique, s'il existe.

En l'absence d'accord collectif ou de charte, lorsque le salarié et l'employeur conviennent de recourir au télétravail, ils formalisent leur accord par tout moyen. »

[5] « En cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d'épidémie, ou en cas de force majeure, la mise en œuvre du télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l'activité de l'entreprise et garantir la protection des salariés ».

[6] Article L4121-1 du code du travail : « L'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. » et « L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes »

[7] Sartre a écrit « l’enfer c’est les autres » mais l’absence des autres peut aussi être un enfer !

[8] Une visioconférence ne permet pas de sentir les réactions ou les interactions comme le permet une réunion en présentiel

02/11/2020

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