Les libertariens, déjà maîtres des Etats-Unis, sont-ils en passe de devenir les maîtres du monde ?

19/02/2025 - 10 min. de lecture

Les libertariens, déjà maîtres des Etats-Unis, sont-ils en passe de devenir les maîtres du monde ? - Cercle K2

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Aurélie Luttrin est Présidente de Eokosmo.

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Vers une fin programmée des États -nations?

Depuis plusieurs années, un bouleversement politique et idéologique de grande ampleur se joue sous nos yeux. Une révolution silencieuse mais implacable, menée par une minorité d’acteurs déterminés : les libertariens. 

Loin d’être de simples idéologues utopistes, ils œuvrent à la destruction méthodique de l’État pour imposer un nouvel ordre mondial basé sur la loi du marché, la domination par les plus forts, la primauté de l’individu face à l’intérêt général  et la suppression de toute forme d’égalité ou de solidarité.

 La question n’est plus de savoir si cette stratégie est en marche, mais jusqu’où elle ira et quelles nations lui résisteront. 

Les Etats-Unis sont déjà leur premier Etat –preuve de concept , à quand l’extension au monde entier ? 

 

1. Elon Musk, l'arbre qui cache la forêt

Quand on pense aux libertariens, le nom d’Elon Musk  vient immédiatement à l’esprit. A peine le DOGE (Acronyme du nouveau Ministère de l’efficacité gouvernementale) et Elon Musk nommé à sa tête,  créé qu’interviennent une série de mesures qui parlent d’elles-mêmes : suppression  d’agences gouvernementales comme l’Agence américaine pour le Développement, de postes dans l’Armée, l’Education, la CIA, tout y passe..... 

L’objectif : faire une économie de 2 000 milliards de dollars. 

Derrière l’appellation vertueuse de « Ministère de l’efficacité gouvernementale »  et la volonté de lutter contre les fraudes,  les gaspillages en tout genre (qui pourrait être contre  ?), se cache en réalité un programme de destruction massive de l’administration fédérale et le début de la destruction de l’Etat américain. 

Le Président Donald Trump en est-il conscient ; rien n’est moins sûr. Plus que le bras armé d’un homme jugé mégalomane et électron libre, il tend à être la marionnette et l’exécuteur testamentaire d’un courant liberticide et étaticide.

Il serait, en effet, réducteur de voir Elon Musk comme un cas isolé . 

Son programme s’inscrit dans une stratégie de long terme, portée depuis plus de 60 ans par des cercles d’influence puissants : ceux de Milton et David Friedman, des Chicago Boys, de Paul Romer et plus récemment les "Doge Kids", ces entrepreneurs stars du numérique adeptes d’un capitalisme radical.

 

Les origines : Milton Friedman et l’essor du néolibéralisme (années 1960-1970)

Milton Friedman, économiste phare de l’Université de Chicago, est l’un des fondateurs de la pensée libertarienne moderne. Il prône une réduction drastique du rôle de l’État et défend l’idée que le marché libre est le meilleur régulateur de la société.

Ses idées clés :

  • Privatisation des services publics (éducation, santé, retraites).
  • Dérégulation totale des marchés.
  • Suppression des politiques sociales qu’il considère comme des interférences inefficaces.

Son laboratoire le plus emblématique est le Chili, via les Chicago Boys et leur contribution active au renversement du gouvernement Allende qui déjà en son temps prônaît la nécessité de construire une souveraineté technologique pour garantir une performance étatique.

 Avec une forte volonté de supprimer cette aberration qu’est l’Etat-Providence, les Chicago Boys  ont permis l’avènement de l’ère Pinochet, l’ère la plus sombre de l’Histoire du Chili. Déjà à ce moment de l’Histoire, on commence à se douter que les libertariens ne sont pas des afficionados de la Démocratie et du principe de souveraineté nationale. Les Droits de l’Homme ne sont qu’une contrainte du marché et ne parlons pas des droits de la femme....

 

Les Chicago Boys : l’application radicale du modèle libertarien (années 1970-1980)

Les Chicago Boys sont donc un groupe d’économistes chiliens formés par Friedman à l’Université de Chicago. Ils appliquent ses théories au Chili sous la dictature de Pinochet, transformant le pays en un modèle de néolibéralisme extrême avec une réduction drastique des dépenses publiques et des droits syndicaux.

Le Chili devient une vitrine du modèle libertarien : un régime liberticide, dictatorial et au profit d’une élite économique avec un affaiblissement généralisé des institutions publiques. 

Paul Romer et l’idée des "Charter Cities" : la création de micro-États privés (années 2000-2010)
Paul Romer, économiste et prix Nobel, pousse la pensée libertarienne encore plus loin avec son concept de "Charter Cities". Il propose de créer des villes autonomes, fondées sur des règles privées et indépendantes des lois nationales, pour attirer les investisseurs et favoriser l’innovation.

Que sont les charter Cities en pratique ?

  • Des villes gérées comme des entreprises privées, avec leurs propres lois et systèmes judiciaires.
  • Des villes construites sur des terres "vierges", souvent dans les pays les plus fragiles politiquement et/ou économiquement.

L’idée séduit certains investisseurs et gouvernements, mais est vivement critiquée pour ses risques de néocolonialisme et d’exclusion sociale. Le projet phare de Romer au Honduras « Prospera », fantasme de startup City, ville privatisée peuplée de citoyens-clients  tourne au fiasco avec en prime, l’assassinat de l’un des avocats contestant la constitutionnalité du programme après une interview télévisée dans laquelle il dénonçait la cession des terres à des investisseurs, comme l’explique très bien Quinn Slobodian, Professeur d’histoire globale à l’Université de Boston, dans son dernier ouvrage « Le capitalisme de l’apocalypse ». 

D’autres essais vont être menés en Afrique du Sud tout aussi peu concluants et démontrant le peu de cas que font les libertariens de la nature des gouvernements. 

N’oublions pas Murray Rothbard, autre ambassadeur du libertarisme, qui à ses heures perdues se trouvait des accointances avec les mouvements suprémacistes et défendait le concept même de colonialisme en soutenant que même s’ils avaient eu un droit sur la terre qu’ils cultivaient en vertu de la loi naturelle, les peuples indigènes d’Amérique du Nord avaient perdu ce droit faute de l’avoir exercé en tant qu’individus . Les indigènes vivaient sous un régime collectiviste. Parce qu’ils étaient proto-communistes, leur revendication à  la terre n’avait aucune raison d’être. 

 

Les Doge Kids : l’utopie technologique et la fin de l’État (années 2010 à aujourd’hui)

La dernière étape de l’évolution libertarienne est portée par les Doge Kids (en référence à la cryptomonnaie parodique et dont Elon Musk s’est autoproclamé « Dogefather »). Notons qu’actuellement cette appellation est utilisée également pour désigner les nouvelles jeunes recrues du DOGE (Ministère de l’efficacité gouvernementale) ; apprécions le clin d’oeil et l’annonce du programme libertarien dès l’acronyme dudit ministère.

Dans notre analyse, les Doge kids désignent cette nouvelle génération d’entrepreneurs de la tech et des cryptomonnaies, inspirés par Friedman, mais armés des outils technologiques modernes (blockchain, intelligence artificielle, Metavers) et qui veulent supprimer l’État en satellisant le pouvoir.

Leur vision :

  • Remplacer les institutions publiques par des systèmes décentralisés (blockchain, smart contracts).
  • Créer des micro-communautés autonomes, sans État ni régulation centrale.
  • Prôner une économie basée sur les cryptomonnaies et les DAO (organisations autonomes décentralisées).
    Des figures comme Elon Musk et Balaji Srinivasan défendent l’idée de nations numériques ou de villes privées comme Paul Romer, échappant aux lois traditionnelles. 

En étudiant l’histoire du libertarisme moderne, nous ne pouvons que constater cette radicalisation constante au fil du temps.

  • Friedman voulait un État minimal, mais toujours présent pour garantir les règles du jeu du marché.
  • Les Chicago Boys ont appliqué cette vision en démantelant les États, surtout dans les pays en développement.
  • Romer a proposé de remplacer les États par des micro-territoires privés, expérimentant des systèmes alternatifs.
  • Les Doge Kids, eux, vont plus loin encore : ils veulent purement et simplement abolir l’État en mordant la main qui les a nourris et même grassement nourris, le tout en misant sur la technologie pour réguler la société de façon décentralisée et individuelle.

Chaque étape représente une radicalisation progressive de la pensée libertarienne, où l’État passe de "réduit" à "supprimé", laissant la place à des puissances privées.

Leur objectif est clair : affaiblir les institutions, détourner l’appareil d’État à leur profit et, à terme, provoquer sa chute. 

Sous couvert de réinvention, ils infiltrent l’appareil d’État pour mieux le détruire de l’intérieur. Leur alliance avec les institutions américaines n’est qu’une façade temporaire. En réalité, ils placent "le ver dans le fruit", avec la ferme intention de s’en débarrasser dès que l’occasion se présentera.
  

2. Le véritable programme des libertariens pour les Etats-Unis et le monde 

Contrairement à ce que leurs discours laissent croire, les libertariens ne défendent ni la liberté ni l’égalité. Leur véritable ambition est de créer des communautés d’intérêts privés, régies par des règles qui favorisent les plus puissants et suppriment les principes fondamentaux du droit commun.

Le droit de propriété, sacro-saint dans leur idéologie, devient un instrument de domination, justifiant la confiscation des ressources naturelles et l’exclusion des moins fortunés. 

La notion même de bien commun est supprimée, remplacée par une compétition permanente où seuls les plus forts survivent.

Cette vision est un retour déguisé au féodalisme : un monde fragmenté en micro-territoires privés où les seigneurs du numérique règnent en maîtres, dictant leurs propres lois.

 Les infrastructures publiques, la santé, l’éducation, tout est destiné à être privatisé, confisqué au profit d’une élite technologique et financière.

Loin d’être une théorie du complot, ce programme s’applique déjà. 

Il suffit de regarder l’évolution des grandes villes américaines où les inégalités explosent, ou les projets de "smart cities" privées sur le continent africain, pensées comme des laboratoires à ciel ouvert pour tester ce nouvel ordre. Le modèle colonial n’a jamais vraiment disparu : il s’est simplement transformé.

Comme le souligne Quinn Slobodian, « les conflits au Moyen-Orient offrent un terreau fertile à l’imagination créatrice de nombreux membres des élites américaines (...) quant à la manière de voir le monde ». La dernière déclaration tonitruante du Président Donald Trump sur la privatisation de la bande de Gaza en est une très belle illustration.

 

3. Comment lutter ?

Face à cette stratégie bien orchestrée, la résistance est possible, mais elle nécessite un sursaut collectif à deux niveaux : celui des politiques et celui des citoyens.

La responsabilité des politiques : retrouver l’intérêt général
Il est facile de comprendre pourquoi les libertariens méprisent les élites politiques. Trop souvent, ces dernières ont fait preuve d’ignorance, de corruption ou d’un manque criant de vision. Mais cela ne doit pas conduire à l’abandon de l’idée même d’État. Au contraire, l’histoire nous rappelle l’importance vitale de l’État pour maintenir une société juste et équilibrée. Sans lui, nous retombons dans une vision hobbesienne de l’humanité : une guerre permanente de chacun contre chacun.

Les responsables politiques doivent proposer un projet social ambitieux, recentré sur l’intérêt général et la solidarité. Ce projet doit s’appuyer sur les valeurs fondamentales du collectif, tout en intégrant les nouveaux enjeux numériques et écologiques. La réponse à l’offensive libertarienne ne peut être un simple retour en arrière, mais une réinvention radicale de l’État autour de la souveraineté numérique, de l’économie de la connaissance et de l’innovation responsable.

La responsabilité des citoyens : couper les vannes d’alimentation
Les géants libertariens ne sont pas invincibles. Ce sont des colosses aux pieds d’argile, totalement dépendants des données qu’ils collectent et des revenus qu’elles génèrent. Sans données, pas d’intelligence artificielle. Sans intelligence artificielle, pas de modèle économique.Comme le soulignait justement Hegel, le Maître est toujours dépendant de son esclave. 

Les citoyens ont donc un pouvoir considérable : migrer massivement vers d’autres réseaux sociaux tels que Mastodon, utiliser des alternatives éthiques, protéger leurs données personnelles. En coupant les flux de données, ils peuvent affaiblir les plateformes dominantes et accélérer leur chute.

Mais ce ne sera pas suffisant. L’État doit prendre le relais, en déployant une véritable stratégie numérique offensive. Il est encore temps de construire une souveraineté numérique, mais cela exige une mobilisation sans précédent : universitaires, chercheurs, banquiers, entrepreneurs, investisseurs, tous doivent être mis en ordre de marche et surtout le déploiement des bonnes stratégies et d’agir rapidement.

 Ce n’est pas un vœu pieux. Ce n’est pas trop tard contrairement à ce que beaucoup croient. Mais il faut de l’audace et de la créativité, y compris de la créativité juridique, pour bâtir un modèle alternatif à celui des libertariens.

Une  bataille décisive pour l’avenir des sociétés humaines

Les libertariens ont su imposer l’individualisme comme valeur première, transformant les réseaux sociaux en arme de destruction massive du collectif. Mais l’être humain reste fondamentalement un animal social, un être de meute en quête de sens et d’appartenance.

La bataille qui s’engage n’est pas seulement une lutte pour la survie de l’État : c’est une bataille pour notre capacité à vivre ensemble, à préserver ce qui fait de nous une société. Elle exige un réveil des consciences et une mobilisation à grande échelle, avant qu’il ne soit trop tard.

Car si les libertariens gagnent, ce n’est pas seulement l’État qui disparaîtra. C’est l’idée même de société.

Se reposer ou être libre, il va falloir choisir. 
 

Aurélie Luttrin

19/02/2025

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