Guerre de l’information : la Chine et la Russie sont-elles les seules menaces pour la souveraineté de notre infosphère ?
02/12/2020 - 6 min. de lecture
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Jean Tillignac est Associé de Avisa Partners.
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Lorsque l’on parle d’ingérence informationnelle, de guerre de l’information ou, plus largement, de stratégie d’influence menées par (ou au bénéfice) d’États étrangers, la Russie et la Chine sont souvent données en exemple. Ce sont les deux menaces les plus clairement identifiées par l’appareil militaire et de défense français, et qui concentrent l’essentiel des analyses et inquiétudes. Plus récemment, la Turquie a elle aussi attiré l’attention. Pourtant, la focalisation unique sur ces deux ou trois acteurs serait une profonde erreur de perspective, laissant un acteur majeur dans l’angle mort.
Se méfier de la Chine : au bénéfice de qui ?
Les méthodes utilisées par la Chine dans sa lutte d’influence en ligne font l’objet d’une attention croissante. Dans un article publié en août 2019, le journal en ligne "Slate" s’intéresse ainsi aux velléités d’ingérence informationnelle chinoises en Afrique. L’auteur analyse les investissements importants de la Chine sur le continent africain et les méthodes employées. L’article met en garde contre la "mainmise [chinoise] sur le numérique", pointe les investissements chinois dans les médias en Afrique et décrit la façon dont "la Chine influence la carrière de beaucoup de journalistes africains".
Ce constat rejoint celui des chercheurs français de l’institut GEODE (F. Douzet, K. Limonier, S. Mihoubi et E. René) qui consacrent un article au phénomène dans un récent numéro de la revue "Hérodote" consacré à la "Géopolitique de la datasphère".
La description des dispositifs d’influence chinois est légitime, nécessaire même. Mais elle s’appuie dans le cas d’espèce sur un non-dit caractéristique du traitement médiatique de ces questions d’ingérence digitale. En effet, cet article de "Slate" est la traduction en français d’un article rédigé pour la version américaine du site. Or, tout en critiquant les méthodes chinoises, l’auteur donne comme une évidence la nécessité d’une domination américaine dans l’influence informationnelle sur le continent africain : "les États-Unis ont toujours joui d’un avantage concurrentiel dans le secteur des communications et des médias ; ils auraient donc tout intérêt à suivre ce phénomène de plus près", nous dit l’auteur à propos de l’influence chinoise grandissante. Il se veut même rassurant, en indiquant qu'"en dépit de cet afflux d’investissements chinois, les États-Unis ont encore quelques cordes à leur arc", rappelant avec satisfaction la domination de CNN, de Bloomberg et de Netflix sur le continent. Plus loin, l’auteur (dont on peut découvrir par ailleurs qu’il conseille le gouvernement américain sur les sujets africains) donne même des conseils : "s’ils se reprennent, [les États-Unis] pourront toutefois se maintenir dans le peloton de tête. Ils pourraient par exemple organiser un forum pour l’investissement consacré aux médias et aux technologies d’Afrique, qui permettrait d’identifier et de surmonter les problèmes faisant barrage aux investissements américains dans le secteur médiatique des plus grands marchés d’Afrique", et instaurer pour la plus grande satisfaction de tous l’hégémonie culturelle et le soft power américain en Afrique… Décidément, l’influence est comme le tourisme : ce sont toujours les autres qui en font.
Autrement dit, destiné à une audience française, l’article "force" en quelque sorte le lecteur à partager ses présupposés, impose son point de vue, en profitant de l’ambiguïté du contrat de lecture de "Slate", alors même que les intérêts de la France en Afrique sont potentiellement très différents de ceux des États-Unis d’Amérique.
Médias en ligne : les chevaux de Troie des intérêts américains
Au-delà de la dimension anecdotique de cet article maladroit, cette mise en abîme (reprocher à la Chine son déploiement en Afrique tout en appelant à un déploiement similaire de la part des États-Unis) est représentative d’un type d’influence plus général car, derrière le positionnement du journaliste de "Slate", c’est tout un système d’influence en France qui se joue, notamment via la pénétration de médias inféodés à des intérêts américains. "Slate.fr" est une déclinaison de "Slate.com", média en ligne initialement créé par la société Microsoft, avant d’être cédé au groupe Washington Post, devenu depuis la propriété de Jeff Bezos (le patron d’Amazon). On rappellera également que "Slate" s’est doté d’une déclinaison ciblant spécifiquement l’Afrique.
Ce type d’article sur "Slate.fr" (sur le site français donc, ciblant des audiences françaises), adoptant sans aucun recul le point de vue américain, y compris sur des sujets pour lesquels cet intérêt est contraire à l’intérêt national français, est fréquent. On pourrait faire la même analyse avec certains articles du "Huffington Post" par exemple (propriété du groupe de télécommunications américain Verizon), et d’autres. Bien sûr, ces sites produisent aussi du contenu français adoptant potentiellement d’autres point de vue. Ils jouissent probablement d’une indépendance journalistique dans ce périmètre et l’on peut leur faire crédit que ces reprises d’articles américains ne sont que des procédés de syndication classiques. La reprise de l’agenda idéologique américain est d’ailleurs bien souvent plus insidieuse encore et ne repose pas toujours sur des intérêts économiques. Mais l’effet est le même.
Autrement dit, le débat public en France est influencé par des médias défendant un agenda géopolitique étranger et appartenant, qui plus est, à des groupes qui ont le plus grand intérêt à peser dans les décisions politiques. Le patron de Google a dû s’excuser auprès du Commissaire européen Thierry Breton, il y a quelques jours, après qu’ait fuité un document montrant les techniques ultra-agressives qu’il était prêt à déployer pour influencer l’UE. Et Jeff Bezos lui-même, via Apple, est aux prises avec les décisions européennes sur des sujets impliquant notre future souveraineté (ou dépendance) numérique. Il serait intéressant, de ce point de vue, qu’un chercheur puisse analyser le traitement éditorial par ces sites d’information émanant de médias américains très liés à l’univers des groupes de télécommunications, de sujets sensibles comme la RGPD, le déploiement de la 5G ou la question des données personnelles…
De l’agenda géopolitique à l’influence sociétale
Enfin, on notera que l’effet de ces médias sur la société française ne se limite pas à la promotion d’un agenda géopolitique ni à un éventuel lobbying au bénéfice des GAFAM. En important dans le débat public des thématiques proprement américaines, ils peuvent aussi agir comme des ferments de discorde, à l’instar des médias russes appuyant durant la crise des Gilets jaunes sur toutes les thématiques susceptibles de fragmenter la société française, de faire baisser la confiance dans les institutions publiques et dans la police.
Symétriquement, l’agenda sociétal américain est importé sans aucun filtre dans l’infosphère française. Par exemple, en injectant en temps réel les problématiques "Black Lives Matter" en France, la galaxie de ces médias liés à des sites américains a également contribué à fragiliser le corp social français, attisant le ressentiment de communautés qui réagissent par une manifestation parisienne à un meurtre à Philadelphie, alors même que les problématiques raciales et policières en France n’ont rien à voir avec la dimension du problème aux États-Unis, ne serait-ce que pour des raisons historiques.
Une analyse des principaux résultats proposés sur Google Actualités (l’agrégateur de médias de Google) permet de constater la proportion très importante que ces pures player digitaux occupent dans la fabrique de l’information française, donc dans le modelage de notre opinion et de notre sensibilité à de nombreux sujets. Le Président Macron, qui vient de critiquer les tentatives de déstabilisation russes et turques en Afrique, a pointé la façon dont ces puissances étrangères pouvaient déstabiliser la France en jouant des tensions post-coloniales. Il avait aussi pressenti combien notre exposition aux médias anglo-saxons pouvait être délétère pour notre conception de la laïcité, par exemple, mais ses remarques ont manqué leur cible faute de précision.
Pour autant, il ne s’agit bien entendu pas de tout confondre. Les États-Unis sont un allié stratégique de la France, et ce soft power s’exerce le plus souvent sans intention agressive à l’égard de la France. On ne peut pas toujours en dire autant des campagnes chinoises ou russes. L’antagonisme n’est donc bien évidement pas le même, ni les modalités d’influence, qui se rapprochent ici de l’hégémonie culturelle "naturelle", de l’absorption civilisationnelle décrite par Régis Debray.
Mais du point de vue de ce que l’on pourrait appeler "la souveraineté informationnelle", il reste que l’infosphère française a probablement plus à craindre cette influence diffuse, séduisante et (le plus souvent) amicale que celle de la Chine ou de la Russie. Il importe en tout cas d’apprendre à s’en prémunir, quitte à devoir développer des méthodologies spécifiques pour contrer ce type d’influence particulier, au moins sur les sujets d’intérêt national.
02/12/2020