Hommage à Ambroise Croizat : pour que vive la sociale !
11/02/2022 - 7 min. de lecture
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Thibaud Perrin est Avocat au Barreau de Paris.
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Il y a 71 ans disparaissait Croizat.
Hommage à Ambroise Croizat : pour que vive la sociale !
Si quelques rues portent son nom, l’ancien Ministre du travail, nommé en novembre 1945, est aujourd’hui largement méconnu du grand public, et même du personnel politique. L’anecdote est désormais connue : lorsqu’un documentariste demanda, avec malice, à François Rebsamen, alors Ministre du Travail du gouvernement Valls, s’il connaissait le nom du ministre à l’origine de la création de la Sécurité sociale, ce dernier se révéla incapable de lui répondre[1].
Et pourtant, il y a 71 ans, une foule nombreuse, un million de personnes selon Michel Etiévent[2], assistait à la procession funéraire impressionnante (portrait géant, discours à la tribune, gerbes de fleurs, drapeaux, banderoles et bannières) de celui qui était, pour beaucoup, l’un des principaux artisans de la mise en œuvre du régime général de sécurité sociale, mort précocement à l’âge de 50 ans.
Le Président de l’Assemblée Nationale de l’époque, ancienne figure du Cartel des gauches de la 3ème République, Édouard Herriot, prononcera à cette occasion un éloge funèbre devant l’Assemblée en mettant en avant l’engagement d’un homme qui n’avait "été formé que par les cours du soir".
En réalité, la formation de Croizat tient autant à son expérience glanée au sein du mouvement ouvrier qu’aux évènements tragiques de sa vie personnelle. De son embauche à 13 ans en qualité d’ajusteur, lorsque son père est mobilisé en 1914, à l’accident du travail qui causa le décès de son fils sur un chantier EDF en 1949, celui qui fut considéré par ses camarades non comme le Ministre du travail, mais comme celui des travailleurs, n’a cessé de voir sa vie bouleversée par le monde du travail.
Croizat restera en effet ouvrier avant d’être député ou ministre, reversant son traitement de parlementaire, puis de ministre au Parti et recevant en contrepartie une paye d’ouvrier qualifié, comme cela était l’usage à l’époque. Il sera enterré avec son costume de tous les jours, l’un des deux seuls qu’il possédait[3].
Le Congrès de Tours, le Front Populaire, puis l’interdiction du parti communiste : il fut un témoin privilégié, mais surtout un acteur, des grands évènements de l’entre-deux guerres
Si cette trajectoire peut surprendre aujourd’hui, où les élus de l’Assemblée appartenant aux catégories socioprofessionnelles des employés / ouvriers représentent moins de 5 % des députés (alors même que cette catégorie représente un peu moins de 50 % de la population active), elle fut rendue possible par les circonstances électorales et les rapports de forces politiques propres aux années 1930 et à la première législature de la 4ème République, où les catégories populaires (employés / ouvriers) représentèrent jusqu’à 20 % des députés !
Sans doute par tropisme familial, son père étant militant politique, Ambroise Croizat rejoignit très jeune la SFIO, puis l’Internationale Communiste après le congrès de Tours de 1920, qui acta la scission entre les Communistes et les Socialistes de Léon Blum. Ambitieux et engagé, Croizat mène dans le même temps, au nom de son syndicat la Confédération Générale du Travail, de nombreuses grèves et mouvements sociaux et devient Secrétaire de la Fédération CGT-Unitaire à la fin des années 1920.
La montée en puissance des ligues d’extrême droite, dont l’émeute du 6 février 1934 constitue l’acmé, pousse le Parti communiste à remettre en cause sa stratégie de "classe contre classe" héritée de la 3ème Internationale et ouvre la voie au Front populaire. Élu communiste du Front populaire en 1936, député de la Seine (comme ses camarades Jacques Duclos et Charles Tillon, qui seront à l’origine du mouvement de résistance intérieur des Francs-Tireurs et Partisans pendant l’Occupation), il participe activement au grand mouvement social aboutissant aux accords de Matignon et, ce faisant, aux 40 heures, aux congés payés et à la loi sur les conventions collectives (dite Loi Croizat). La nomination d’Édouard Daladier comme Président du Conseil en 1938 et sa volonté de revenir sur certaines réformes du Front populaire, notamment la loi des 40 heures qualifiée de "loi de la paresse et de trahison nationale", acteront la fin définitive du soutien des communistes au gouvernement.
Emprisonné en 1939, puis transféré en 1941 en Algérie, il est libéré par l’avancée alliée
Le 7 octobre 1939, à la suite de la dissolution du Parti communiste par le gouvernement Daladier après l’annonce du Pacte germano-soviétique, Ambroise Croizat est arrêté devant l’Assemblée nationale. Déchu de son mandat de député, il est condamné par un tribunal militaire[4], incarcéré, puis transféré au bagne d’Alger, comme 27 autres de ses camarades du groupe communiste à l’Assemblée nationale. Parmi ces députés, trois d’entre eux apprendront le décès de leurs fils de la main de l’occupant Allemand pendant leur exil forcé : Prosper Môquet, qui apprendra, depuis le bagne, le décès de son fils Guy, tout comme Henri Martel, dont les deux fils seront fusillés pour acte de résistance. Virgile Barel sera, lui, libéré avant d’apprendre le décès de son fils Max, torturé à mort par la Gestapo Lyonnaise de Klaus Barbie en juillet 1944.
Libéré en 1943, trois mois après le débarquement allié en Afrique du Nord, Ambroise Croizat, qui a souffert de dysenterie et a perdu 30 kilos[5], est nommé par la CGT clandestine à la Commission consultative du Gouvernement provisoire d'Alger. Il siège ensuite à l’Assemblée consultative provisoire en qualité de représentant de la résistance métropolitaine à Alger délégué par le Conseil National de la Résistance et prend la direction de la Commission Travail et Affaires sociales en novembre 1944.
Il est nommé Ministre du travail le 21 novembre 1945, portefeuille qu’il occupera, quasiment sans interruption, jusqu’au 4 mai 1947, avec pour mandat de mettre en œuvre une partie des "Jours Heureux", le programme du Conseil National de la Résistance du 15 mars 1944 qui appelait de ses vœux l’établissement d’"un plan complet de sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion par les intéressés et l’État[6]".
C’est en tant que Ministre du travail d’un pays ruiné qu’Ambroise Croizat va mettre en œuvre, avec Pierre Laroque, un régime de sécurité sociale se voulant général et interprofessionnel, aboutissement du projet initié par son prédécesseur Alexandre Parodi.
La sécurité sociale, une conquête politique induisant un changement de paradigme et un défi logistique
Le projet de sécurité sociale soumis aux membres de l’Assemblée consultative provisoire repose sur les principes d’unicité du régime (dans une caisse unique), d’universalité des bénéficiaires, de solidarité quant au financement (assise sur une cotisation prélevée sur la richesse produite au sein des entreprises) et de démocratie sociale par la participation des intéressés à la direction de la sécurité sociale.
L’idée qui sous-tend l’institution du régime général est de mettre fin, par la solidarité salariale interprofessionnelle, à l’angoisse de la maladie ou de l’invalidité des travailleurs, synonymes d’incapacité de travail et donc in fine de pauvreté.
Or, si l’idée d’une sécurité sociale fait plutôt consensus, ses modalités concrètes sont âprement discutées : dès le départ, de nombreux membres de l’Assemblée consultative provisoire sont contre l’idée d’une caisse unique, notamment parmi les représentants des caisses de secours patronales mais également au sein de la CFTC, membre de la mutualité catholique.
Après quelques atermoiements, il sera finalement décidé de séparer les Caisses d’allocations familiales des Caisses de sécurité sociale, sous la pression des milieux natalistes, mais les autres branches seront logées dans une caisse unique, avec une représentation majoritaire des syndicats[7].
Nommé un mois après l’adoption de l’Ordonnance du 4 octobre 1945 portant création de la Sécurité sociale, dans un pays libéré militairement depuis moins de 6 mois, Ambroise Croizat se retrouve face à un défi d’ampleur : donner une réalité concrète aux orientations prises par l’ordonnance de 1945. C’est un vrai tour de force qui est réalisé en quelques mois : le 22 mai 1946, une loi portant généralisation de la Sécurité sociale est adoptée et, à la fin du mois d’août 1946, ce sont 123 caisses primaires de sécurité sociale et 113 caisses d’allocations familiales qui sont bâties, via notamment l’intervention bénévole de nombreux militants communistes.
L’institution de la Sécurité sociale est un changement fondamental dans le paysage du pays en ce qu’elle organise la collecte, par la cotisation sociale, d’un budget gigantesque (le régime socialisant dès le départ le tiers de la masse totale des salaires[8]), sans intervention de l’État ou d’intermédiaires financiers. Ce faisant, le système par capitalisation des diverses assurances sociales ayant cours dans les années 1930 est largement subverti et remplacé par une logique de "traitement continué".
La Sécurité sociale change donc fondamentalement le rapport des bénéficiaires au "marché du travail" et donc à la vie en générale : emblématiquement, les allocations familiales – dont l’évolution est en germe depuis 1939 – sont définitivement décorrélées de la logique de sursalaire par la loi du 22 août 1946 sur les prestations familiales.
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Entre la proposition de salaire à la qualification personnelle portée par Bernard Friot et son antithèse absolue que constitue le régime de retraite universel par points, qu’avait notamment soutenu la commission Blanchard-Tirole en 2021, les mesures à prendre pour poursuivre l’ambition portée par le Conseil National de la Résistance demeurent toujours en débat. Force est de constater que les réflexions sous-tendant la création de la Sécurité sociale en 1945 demeurent d’une prégnance et d’une modernité évidente.
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[1] Gilles Perret, La Sociale, Montpellier, C-P productions, 2017.
[2] "Commémoration. Aux obsèques d'Ambroise Croizat, un million de personnes", L’Humanité, 17 février 2021.
[3] Liliane Caillaud-Croizat, "Souvenirs", Institut d’histoire sociale CGT.
[4] "Condamnation des ex-députés communistes", Le Matin du 4 avril 1940, p.1-2, gallica.bnf.fr.
[5] Liliane Caillaud-Croizat, "Souvenirs", Institut d’histoire sociale CGT.
[6] Cette déclaration est un rappel de principe aux exigences de l’article 21 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de la Constitution de 1793 (Constitution montagnarde de l’An I) pour qui "les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler".
[7] "Pierre Laroque et les origines de la Sécurité sociale", Éric Jabbari, dans Informations sociales 2015/3 (n° 189).
[8] Bernard Friot & Christine Jaske, "Une autre histoire de la Sécurité sociale", Le Monde diplomatique, décembre 2015.
11/02/2022