Injurier n’est pas jouer

15/05/2021 - 4 min. de lecture

Injurier n’est pas jouer - Cercle K2

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Geoffray Brunaux est Maître de conférences Habilité à Diriger des Recherches à la Faculté de Droit et de Science Politique de Reims. Il est également auteur de l'ouvrage intitulé "Le jeu vidéo, un objet juridique identifié", Mare & Martin, 2019, coll. Droit privé et sciences criminelles. Enfin, il est Lauréat du Trophée K2 2020 "Les insolites du Droit".

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Jeux vidéo et haine en ligne – Comme de nombreuses activités sportives ou ludiques, la pratique du jeu vidéo peut amener les joueurs à adopter des comportements déplacés et à tenir des propos prononcés sous le coup de l’émotion. Le jeu vidéo en ligne n’y déroge pas, la diffusion de ces réactions étant d’ailleurs favorisée par les médias sociaux, qu’il s’agisse des réseaux sociaux ou autres plateformes de partage ou de diffusion de vidéos en ligne.  

Pour enrayer le phénomène, les plateformes permettant ou diffusant la pratique du jeu vidéo en ligne n’hésitent plus à sanctionner les joueurs indélicats et à adapter leurs conditions générales d’utilisation aux débordements auxquels elles se retrouvent confrontées. Certaines des réponses mises en place par ces plateformes amènent à la réflexion.

 

EA Sports FIFA, interdiction à vie et décision de justice – Après avoir perdu un match dans le jeu vidéo FIFA en ayant choisi d’incarner Ian Wright, footballeur retraité de l’équipe d’Arsenal, le joueur Patrick O’Brien a adressé à ce dernier une vingtaine de messages privés haineux et racistes via le réseau social Instagram. Encore adolescent lors des faits, celui-ci a plaidé coupable devant le tribunal de district de Tralee (Irlande). Après avoir constaté que le joueur indélicat avait présenté ses excuses à la victime et qu’il avait versé une somme équivalente à 500 € au Irish Network Against Racism (INAR), le tribunal a jugé, le 3 février 2021, qu’en raison du comportement et de l’état d’esprit de l’auteur des faits lors et depuis leur survenance, une condamnation pénale n’apporterait rien. 

La victime a été choquée de la sentence, rappelant qu’elle a été confrontée au racisme dès son plus jeune âge. Face à la situation, l’éditeur et exploitant de la plateforme du jeu FIFA, Electronic Arts, a décidé de bannir à vie Patrick O’Brien, supprimant tous ses comptes FIFA et l’interdisant ad vitam aeternam d’en créer de nouveaux.

Le fond de l’interdiction prononcée par Electronic Arts n’appelle que peu de commentaires. En effet, sa lourdeur s’explique par la gravité des comportements du joueur. À l’inverse, sa temporalité interroge. Si l’on s’en tient à la chronologie des informations relatées par les médias, la décision d’Electronic Arts serait intervenue dans les jours qui ont suivi le prononcé de la décision du tribunal de district de Tralee. Pourquoi ? Certains diront que la plateforme s’est substituée à la justice qui aurait rendu une décision considérée insatisfaisante. À l’opposé, et comme cela l’est évoqué par la victime, Electronic Arts aurait modifié ses conditions générales d’utilisation afin d’enrayer ce phénomène. Plutôt que de spéculer sur l’ordre des événements, ces derniers démontrent à quel point les plateformes, qui restent des opérateurs privés, ont un rôle central dans la lutte contre la haine en ligne. Mais cela reste à la condition de ne pas empiéter sur les prérogatives du pouvoir judiciaire.

 

Twitch et comportement haineux en dehors du service en ligne – La plateforme Twitch est un service de streaming de vidéos en ligne qui s’est essentiellement concentré sur la diffusion en direct de parties et de compétitions de jeux vidéo. L’une des originalités du service est de permettre aux spectateurs de commenter en direct les diffusions ou streams. Des débordements ont pu être constatés : propos injurieux, sexistes, homophobes, etc. La plateforme avait déjà envisagé ces hypothèses dans ses conditions d’utilisation, en prévoyant des sanctions en cas de mauvaise conduite de leurs utilisateurs. Or, celles-ci ont été mises à jour le 7 avril 2021 pour prendre en considération le harcèlement et les comportements haineux auxquels les membres s’adonneraient même en dehors de l’utilisation de la plateforme.

Cette stipulation surprend puisqu’elle permet à un opérateur privé de prendre en compte des comportements qui ne prennent pas place dans le déroulement de la relation contractuelle établie entre la plateforme et ses utilisateurs. D’un point de vue juridique, le schéma n’est pourtant pas totalement nouveau. Ainsi, en matière de sponsoring sportif, le sportif sponsorisé doit respecter des normes de comportement, stipulées au contrat, parce que ses écarts porteraient atteinte à l’image de marque du sponsor : dopage, comportements publics ou connus du public violents ou injurieux... Ce dispositif s’inspire d’ailleurs très largement de ce qui existe depuis longtemps en droit du travail afin que les agissements des salariés ne nuisent pas à la réputation de leur employeur.

Dans le cas de la plateforme Twitch, l’hypothèse présente pourtant quelques variations. La motivation diffère puisqu’il s’agit d’assurer la sécurité de la communauté des utilisateurs en empêchant, avant même leur survenance, la commission d’actes non conformes à la charte de bonne conduite prévue par la plateforme. Dans la mesure où, dans le cas du sponsoring sportif, des intérêts privés ont pu justifier de faire entrer dans le champ contractuel des comportements qui sont pourtant étrangers à l’exécution du contrat, l’objectif altruiste avancé par la plateforme devrait a fortiori légitimer l’utilisation de ce mécanisme juridique. Le dispositif devra cependant surmonter deux obstacles pour prouver son efficacité : celui de la preuve des comportements reprochés d’une part, parce que ces derniers se déroulent justement en dehors de la plateforme ; celui de la proportionnalité de la sanction d’autre part, notamment lorsque l’utilisateur n’aura jamais adopté de comportement répréhensible lors de l’utilisation des services dont il pourrait pourtant se retrouver banni.

 

Deux enseignements peuvent être tirés de ces exemples

Le premier est l’urgence à créer un cadre juridique performant pour les plateformes. Ces dernières sont désormais incontournables et au cœur de la lutte contre la haine en ligne. C’est pourquoi il importe, tant pour les utilisateurs que pour les plateformes elles-mêmes, de savoir exactement, au-delà de leur seule réglementation privée issue du contrat applicable, quels sont les droits, prérogatives et obligations de chacun.

Le second est l’intérêt du jeu vidéo. Il constitue un nouveau laboratoire du droit puisqu’il amène à repenser certains de nos réflexes juridiques pour les adapter à de nouvelles constructions technologiques et économiques dont le succès est grandissant auprès du public. Dans quel but ? Parce que le jeu vidéo doit rester un jeu.

Geoffray Brunaux

15/05/2021

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