La santé mentale comme enjeu stratégique de l’entreprise : analyse croisée RH, juridique et psychiatrique

17/07/2025 - 9 min. de lecture

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Sarah Martin est DRH de Comexposium. Christophe Fauré est Psychiatre et psychothérapeute, spécialiste de l'accompagnement en fin de vie, du deuil et du travail de deuil des proches. Yannick Pagnerre est Professeur agrégé des facultés de droit, Universités d'Evry, Paris-Saclay.

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La santé mentale des collaborateurs s’impose aujourd’hui comme un enjeu de premier plan pour les organisations. À la croisée du bien-être individuel, de la performance collective et de la stratégie RH, elle influence directement la capacité d’une entreprise à attirer, engager et fidéliser ses talents.

Les directions des ressources humaines doivent désormais aborder ce sujet avec méthode, anticipation… et ambition.

Selon le Baromètre Santé des salariés 2023 de Malakoff Humanis, 65 % des salariés estiment être en bonne santé mentale. Ce chiffre, en creux, révèle que 35 % se considèrent en situation de fragilité psychique, et 70 % des salariés déclarant un mauvais état de santé mentale estiment que cela nuit directement à leur performance professionnelle.

Vers une approche systémique et préventive

Face à ce constat, les entreprises ne peuvent plus se contenter d’actions ponctuelles ou uniquement curatives.

Il s’agit d’engager une approche systémique et structurée de la santé mentale au travail. Cela commence par une analyse des causes organisationnelles du mal-être (éventuelle charge de travail excessive, non-respect du droit à la déconnexion, défaut d’autonomie, carence de reconnaissance, conflits de valeurs, culture managériale délétère).

Les managers, souvent en première ligne, sont trop peu formés pour détecter les signaux faibles ou désamorcer les situations à risque. Leur rôle clé doit être reconnu et soutenu par des dispositifs concrets : formations, coaching, communautés de pratiques (co-développement)  et accompagnement au long cours.

Des dispositifs concrets pour accompagner les salariés

La mise en place de solutions de soutien psychologique adaptées est une autre brique essentielle : lignes d’écoute 24/7, consultations anonymes, référents internes sensibilisés, cellules de crise en cas d’événement traumatique… Ces dispositifs ne prennent leur pleine efficacité que s’ils s’inscrivent dans une culture d’entreprise où l’écoute, la transparence et la bienveillance ne sont pas de simples intentions, mais des pratiques incarnées au quotidien.

Certaines approches venues des États-Unis, comme les Employee Assistance Programs (EAP) sont intéressantes. Ces programmes offrent un accompagnement confidentiel, financé par l’employeur, pour les salariés et parfois leurs proches. Des plateformes comme Lyra Health ou BetterUp permettent ainsi un accès rapide à des psychologues ou coachs certifiés. Certaines entreprises vont plus loin encore, en intégrant des congés dédiés à la santé mentale (mental health days) .

Ces initiatives ont démontré des effets positifs sur le bien-être des employés, la productivité et la rétention des talents.

Les DRH, architectes d’une transformation culturelle

Les directions RH jouent ici un rôle pivot : elles sont à la fois architectes de la prévention, garantes de la cohérence managériale et pilotes de la transformation culturelle. Pour agir efficacement, elles doivent s’appuyer sur des indicateurs fiables notamment : taux de chute, taux d’absentéisme, turn-over, baromètres internes, retours d’entretiens annuels, données d’engagement, feedbacks qualitatifs.

Elles doivent aussi mobiliser les partenaires sociaux, co-construire des dispositifs durables et valoriser les actions entreprises dans une logique de marque employeur responsable.

Donner la parole à l’expertise clinique

Mais au-delà des approches organisationnelles, les entreprises sont de plus en plus confrontées à des situations humaines complexes, telles que le deuil, le burnout ou les traumas. Comment mieux accompagner les collaborateurs fragilisés dans ces moments sensibles ? Comment former des Référents Deuil au sein des directions RH ? Quelle posture adopter en tant que manager, RH, ou collègue ?

 

Pour éclairer ces enjeux, Dr Christophe Fauré, psychiatre et psychothérapeute, auteur de « Vivre le deuil au jour le jour » Editions Albin Michel, nous partage son expérience et présente une plateforme innovante qu’il a développée :

« Le constat est sans appel : On dénombre 50 000 décès par mois en France. Sachant qu’en moyenne, un décès impacte directement 3 à 4 personnes – et ceci sur plusieurs années, le nombre de personnes traversant un deuil au quotidien se compte par millions… Ainsi, immanquablement, au sein d’une équipe, on trouve au moins une personne en proie à une peine dont elle ne sait que faire. Il en résulte trop souvent un silence assourdissant – un silence auto-imposé, par peur de déranger ou par crainte d’être perçu(e) comme « défaillant(e) », ou implicitement exigé par les autres collègues qui se trouvent trop impuissants ou trop démunis pour prendre le risque d’une parole qui pourrait être maladroite ou inappropriée. Même si, par chance, quelques mains se tendent avec douceur et compréhension, c’est un vécu de solitude - et souvent de perte de sens - qui s’impose à soi, noyé dans un brouillard mental qui parasite la réflexion et la concentration, oscillant entre « absentéisme » via de multiples arrêts de travail ou « présentisme » où le corps est présent, alors que l’esprit, absent, erre dans les méandres du souvenir et des émotions contenues.

Il pourrait pourtant en être autrement, en intégrant, au niveau collectif, de « bonnes pratiques » dans l’accueil d’un collaborateur ou d’une collaboratrice en deuil – et sans se demander d’adopter une attitude « psy » que, légitimement, personne dans l’équipe ne souhaite endosser. Ces « bonnes pratiques » passent tout d’abord par la connaissance, même succincte, du processus de deuil et des besoins spécifiques des personnes en deuil. Elles se déclinent également dans de petits gestes qui font toute la différence, des phrases ciblées, des attitudes qui véhiculent confiance et empathie – autant de comportements qu’il est nécessaire de connaître pour ne pas commettre d’impers et sentir en soi la satisfaction d’être en mesure d’aider quelqu’un en souffrance, sans pour autant prendre en charge sa peine.  

C’est dans ce souhait d’apporter une « boîte à outils » simple et concrète aux personnes côtoyant une personne en deuil, au niveau individuel ou professionnel, que j’ai créé la plate-forme d’accompagnement « Une Lumière dans ma Nuit » destinée à la fois aux personnes en deuil et aux professionnels, qu’ils soient thérapeutes ou accompagnants ponctuels, comme les managers ou les DRH, les aidant ainsi dans leur mission de prise en compte de la santé mentale des collaborateurs. Cette plate-forme, mise en ligne en septembre 2025, comporte de très nombreuses ressources : plus de 16 heures de vidéos sur tous les aspects du deuil, des plus théoriques ou plus pratiques, des fiches d’accompagnement pour structurer son approche, une bibliothèque de témoignages audio de personnes ayant traversé le deuil, une approche de la dimension spirituelle du deuil, ainsi qu’une rubrique « ressources » regroupant les associations, les livres, les podcasts, les films auxquels la personne peut se référer pour compléter ce programme d’accompagnement.

Par ailleurs, si cette opportunité se dessine, un membre de l’équipe peut se désigner comme « personne-ressource » ou « personne référente », non pas pour porter la peine de l’autre, mais pour promouvoir collectivement une « culture du deuil » qui bénéficiera très positivement à l’ensemble des collaborateurs. La tâche est loin d’être insurmontable et se relève beaucoup plus simple qu’on l’imagine si on dispose des bons outils et d’une connaissance appropriée : en effet, on ne mesure pas combien des actions – parfois si minimes mais empreintes de justesse - peuvent avoir un impact salutaire – et même déterminant - sur le vécu d’un collaborateur ou d’une collaboratrice en deuil. Dans cette perspective, le lieu de travail, de façon étonnante et parfois inattendue, peut alors devenir un puissant allié, dans sa capacité à soutenir et à accompagner l’épreuve de la perte »

Le risque juridique et financier

Au-delà des impératifs humains et managériaux, la santé mentale des salariés est aussi une question juridique, avec, à la clé, des coûts financiers et réputationnels importants.

 

Pour mieux cerner ces risques, Yannick Pagnerre, Professeur de droit, agrégé des facultés de droit, qui revient sur les obligations légales et conventionnelles des employeurs en matière de santé mentale, les jurisprudences récentes, ainsi que sur les conséquences potentielles pour les entreprises qui ne prendraient pas suffisamment la mesure de cet enjeu.

D’abord, il est remarquable de constater que le corpus juridique sur la santé mentale, spécialement la prévention et le traitement des violences et harcèlements, s’est nourri et diversifié de normes internationales, européennes, légales et conventionnelles. Citons la Convention OIT n°190 de 2019, les directives européennes sur l’égalité femmes-hommes et la lutte contre les discriminations, les célèbres articles L. 4121-1 et L. 4121-2 visant la protection de la santé mentale des travailleurs et la planification des risques liés aux relations sociales, comme les harcèlements et les agissements sexistes, last but not least, les accords nationaux interprofessionnels (ANI) du 26 mars 2010 sur la violence et le harcèlement et du 19 juin 2013 sur la qualité de vie au travail et l’égalité professionnelle.

Ensuite, sur deux points, la Cour de cassation a affiné sa politique jurisprudentielle, la doctrine administrative apportant sa pierre à l’édifice. Le premier effort est notionnel. Les risques psycho-sociaux, dans un sens juridique, recouvrent l’ensemble des risques dont l’origine professionnelle résulte des rapports sociaux (multiples) inhérents à toute relation de travail (rapport avec la hiérarchie, avec les collègues, avec les prestataires et avec les clients ou usagers), couvrant les risques comportementaux (violence, harcèlement, abus d’autorité, voire mésentente) ainsi que les risques managériaux (charge de travail, évaluation des salariés, réorganisation ou restructuration), susceptibles d’avoir des conséquences d’ordre psychologique sur les travailleurs (charge émotionnelle, inquiétude, angoisse, anxiété, dépression, épuisement…). La notion de risque est objective, sans impliquer une faute de la part de l’employeur. C’est sur le terrain du harcèlement moral et sexuel que la Cour de cassation a rendu des arrêts décisifs ces dernières années, spécialement au sujet du harcèlement moral institutionnel et du harcèlement sexuel d’ambiance. De même, les juges contrôlent davantage les situations de surcharge de travail susceptibles de générer un épuisement professionnel lorsque les objectifs ne sont pas adaptés aux contraintes et aux moyens offerts (comme l’illustre le régime des salariés en forfait en jours sur l’année). Le deuxième point est relatif, en amont, à la mise en place d’une politique de prévention, en collaboration avec le CSE et les SPST, comprenant une obligation d’évaluation des risques liés à la santé mentale dans le DUERP voire, lors de restructuration, dans le PSE (pour ceux qui partent en raison de l’anxiété professionnelle que provoque la perte de l’emploi ainsi que pour ceux qui restent afin de prévenir une éventuelle surcharge de travail) ; cette évaluation débouche sur la mise en œuvre de mesures destinées à éviter la réalisation des risques comme l’information, la formation (autrement appelée la sensibilisation), la mise en place de procédure d’alerte et d’enquête interne, des tables-rondes de discussion entre collègues, des cellules psychologiques... Si, malheureusement, le risque se réalise, l’employeur est tenu d’accompagner la victime (notamment lors de sa prise charge ou de l’enquête interne) mais aussi de sanctionner disciplinairement le fautif (l’impunité n’ayant pas sa place). Après chaque réalisation d’un risque lié à la santé mentale, l’employeur en collaboration avec le CSE et le SPST est amené à réévaluer sa politique de prévention. A ce titre, le droit se veut structurant.

Enfin, le non-respect de chacune des règles est susceptible d’ouvrir la voie à un contentieux civil et pénal, individuel et collectif. Civilement, les salariés peuvent être indemnisés soit dans le cadre d’une instance prud’hommale, soit par le tribunal judiciaire lorsqu’est soulevée une faute inexcusable de l’employeur. Pénalement, l’employeur peut être condamné pour délit involontaire en cas de manquement à une obligation de sécurité, pour délit d’entrave ou pour harcèlement. Au-delà du contentieux, l’absence de politique de prévention et de traitement des risques liés à la santé mentale augmente le coût du travail en raison des arrêts maladies bénéficiant de la protection sociale d’entreprise (la sinistralité augmentant les primes d’assurance), du remplacement des salariés absents (CDD, intérim ou heures supplémentaires), de l’augmentation des cotisations AT/MP… Nier ou dénier les risques liés à la santé mentale n’est qu’une mesure d’économie à très court terme ; lorsque la crise psycho-sociale éclate, le drame n’est pas que sur les êtres, il foudroie aussi l’entreprise.

Conclusion

La santé mentale ne peut plus être considérée comme une problématique strictement individuelle.

Les entreprises qui sauront structurer une politique ambitieuse de santé mentale, seront mieux armées pour attirer les talents, renforcer l’engagement, limiter les risques psychosociaux… et in fine, inscrire leur performance dans la durée.

Sarah Martin, Christophe Fauré et Yannick Pagnerre

17/07/2025

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