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Vincent Lavaux est Directeur des Ressources Humaines au sein du Groupe Schlumberger.
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Nous assistons à un paradoxe : ce qui est complexe est simplifié par ignorance, ce qui devrait rester simple est complexifié par idéologie.
De retour en France il y a quelques mois après 9 ans passés en dehors de l’hexagone, j’ai brutalement pris conscience de mon illettrisme en essayant péniblement de déchiffrer les 2 pages de mon bulletin de salaire. Les lignes se succèdent et se ressemblent, seuls des acronymes énigmatiques diffèrent. Un tel niveau de complexité interroge. Comment en sommes-nous arrivés là ? À qui profite le crime?
Ne nous méprenons pas, chaque pays a ses charmes bureaucratiques et il serait injuste de considérer la France comme championne du monde en la matière sans même laisser concourir les autres candidats. J’ai dû ainsi fournir "40 photos d’identité identiques" pour mon permis de travail en Algérie, faire le lien entre des administrations qui se ne se parlaient pas aux États-Unis, sans parler de la déclaration de revenus au Royaume-Uni qui n’a rien à envier à son homologue française. Et pourtant… nos traditions ont la vie dure. Est-ce un hasard si Alexis de Tocqueville fut le premier penseur de la simplification administrative ? Aujourd’hui, il existe en France environ 500 000 lois et règlements qui se répartissent dans 75 codes. Celui du travail, qui ne compte pas moins de 11000 articles, est une collection de normes parfois dépassées, voire inapplicables. Et pourtant, toutes les tentatives de toilettage se sont heurtées violemment sur le mur du conservatisme. Il y a quelques années, Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen s’étaient lancés dans une entreprise de simplification du droit du travail, pour en dégager 61 principes simples, clairs et intelligibles, qui tenaient en quatre pages. Ce projet ambitieux fut critiqué par les tenants d’une société ultra régulée où la loi uniforme se substitute au pragmatisme des accord locaux. La centralisation jacobine a la vie dure. La principe de subsidiarité reste un concept enseigné dans les amphithéâtres de droit qui peinent à trouver une réalité dans la vie quotidienne de nos concitoyens, que ce soit à l’échelon européen ou national. Il est facile, voire démagogique, de pointer du doigt des réglementations européennes loufoques, mais il est plus compliqué de s’attaquer à de telles absurdités réglementaires dans le cadre national, comme le fait, par exemple, de manger un sandwich devant son bureau qui requiert toujours l’autorisation de l’inspection du travail. Le droit n’a pas vocation à rentrer dans ce niveau de détail aussi inutile que complexe et qui, in fine, éloigne le citoyen moyen pour ne s’adresser qu’aux spécialistes qui vivent de cette complexité.
Car les victimes de cette inflation normative ne sont pas les nantis ou les grandes entreprises qui ont les ressources nécessaires pour y faire face mais, au contraire, ceux qui n’ont pas les moyens de s’équiper contre la pluie de règlements balayée par des vents qui tournent au gré des changements de majorités. Qui plus est, combien de mesures font l’objet d’une véritable évaluation coût / bénéfice, combien de politiques publiques ont été pudiquement suspendue ou abandonnées lorsque leurs auteurs réalisent que le temps et les ressources nécessaires à leur mise en œuvre dépassaient largement le bénéfice attendu ? Le philosophe Gaspard Koenig a tenté vainement de porter cet appel à la simplification lors de la dernière campagne présidentielle et continue de le faire dans ces travaux, très documentés et percutants. Mais force est de constater que si les candidats se disent parfois sensibles à cet impératif, les pesanteurs de la machine administratives ont trop souvent raison des tentatives de simplifications.
Lorsque Albert Einstein réduit une équation de plusieurs pages à un simple e=mc2, il ne dénature en aucun cas la réalité scientifique de la relativité, mais son génie est de simplifier et rendre intelligible ce principe. L’enjeu est donc d’identifier les anti-Einstein, celles et ceux qui, à l’inverse, transforment e=mc2 en une équation de plusieurs pages pour justifier leur pouvoir et leur savoir, tout en nous expliquant calmement qu’ils agissent pour le bien commun. La simplification est un enjeu démocratique, elle renforce le poids de l’électeur face au législateur ou de l’usager face au service publique. C’est également un impératif dans les entreprises qui génèrent elles aussi leur propre bureaucratie, drapée dans les reporting incessants et maquillée d’acronymes barbares.
D’où vient alors cette pathologie ? Que ce soit dans les sphères publiques ou privées, cette inflation normative ne relève pas d’un plan de cabinets noirs qui s’acharneraient à nous rendre la vie dure, car l’enfer est pavé de bonnes intentions. Chaque règle édictée a sa propre logique et poursuit un objectif noble, mais elle ne peut être extraite d’un contexte et ses effets indirects négligés. Les économistes passent ainsi une partie de leur temps à étudier ou anticiper les effets collatéraux des politiques publiques. Une mesure de justice sociale peut très facilement se retourner contre ceux-là même qui sont censés en bénéficier. Les labyrinthes réglementaires sont bien plus le résultat d’une impuissance, celle du législateur et de la puissance publique à nettoyer l’arsenal législatif, à s’accorder sur l’obsolescence de règles anciennes définies dans un tout autre contexte alors que certains s’attachent à les préserver au nom d’intérêts particuliers ou de la méfiance pour le vide juridique qui serait, selon eux, instantanément exploité par le fort au détriment du faible.
Il n’en reste pas moins que le monde interconnecté dans lequel nous vivons et où le rythme du changement s’accélère sans cesse, nous impose une approche globale des problématiques et donc le recours à de véritables experts pour appréhender cette complexité. Cette expertise qui ne fait pas le poids face au buzz des punch line. Nous assistons à un paradoxe : ce qui est complexe est simplifié par ignorance ou incompétence, alors que ce qui devrait rester simple, comme un bulletin de paye, reste souvent compliqué, par conservatisme ou idéologie. Gageons que le bon sens, si souvent convoqué dans les discours électoraux, trouve une place dans la gouvernance de nos institutions, avec la simplification comme boussole et l’intelligibilité des normes comme objectif.
19/10/2022