Le cocktail détonnant de notre dépendance numérique, du droit américain et des affaires en Afrique

04/05/2020 - 5 min. de lecture

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Jérôme Bondu est Directeur d'une société de conseil en intelligence économique et auteur.

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La polémique autour de Zoom et des outils de vidéoconférence nous rappelle que tout ce qui est numérique peut être facilement stocké, diffusé, partagé, et utilisé à des fins qui ne sont pas toujours éthiques. Le souci est que nous sommes tous cyberdépendants. Les individus comme les entreprises. Et cette cyberdépendance peut prendre des tournures inattendues.

Ainsi la dépendance de la France et plus largement de l’Europe envers les outils numériques américains, couplée à l’extraterritorialité du droit américain, et à une certaine culture des affaires en Afrique forment un cocktail pour le moins inquiétant. À titre d’exemple l’affaire Alstom a prouvé que le droit pouvait être une arme de guerre économique terriblement efficace.

Or, si cette arme se tournait vers les pratiques des entreprises françaises en Afrique, il y a fort à parier qu’il y aurait des conséquences funestes. Voici une description de la situation et quelques solutions opérationnelles…

 

Quelle situation ?

L’informatique, censée faciliter notre vie, est devenue notre maitre. Notre dépendance est totale : mail, navigateur, moteur de recherche, agenda en ligne, vidéo en ligne, stockage de nos données, système d’exploitation de nos téléphones, informations de géolocalisation… On peut s’en réjouir. Mais on peut aussi regretter que l’immense majorité des solutions utilisées appartienne à nos amis américains. Cette monopolisation du pouvoir numérique est un réel danger pour nous.

D’autant que nos amis américains sont de plus en plus agressifs, et ont constitué à un arsenal de guerre économique sans précédent. Ainsi, ils ont réussi à imposer l’extraterritorialité de leur droit. Cette extraterritorialité s’applique quand nous utilisons le dollar, quand nous impliquons une personne physique ou morale américaine, ou quand nous utilisons une technologie américaine. Depuis le Cloud Act les forces de l'ordre fédérales ou locales peuvent contraindre les fournisseurs de services américains à livrer les données demandées stockées sur des serveurs, qu'ils soient situés aux États-Unis ou dans des pays étrangers. En clair, ils peuvent réquisitionner vos échanges de mails, vos photos ou documents stockés dans le cloud. Par exemple, quand l’ancien vice-président d’Alstom Power a été inculpé en 2013 par le département de la justice aux États-Unis, on lui a remis les preuves de son inculpation et notamment … des mails. Comme le souligne Alain Juillet -ancien haut responsable à l’intelligence économique- « La capacité de mobilisation de l’ensemble du système américain pour faire tomber le concurrent ou l’adversaire est inégalée. Nous avons à livrer un combat dissymétrique très dur mais cela ne veut pas dire qu’il est perdu. ». Qui sera la prochaine cible ?

Il est un fait qui n’a pas échappé aux professionnels de l’intelligence économique. L’Afrique n’est pas encore entrée dans le viseur des censeurs américains. Est-ce parce que les affaires sur le continent noir seraient plus vertueuses ? Il est délicat de répondre. Mais, quelle que soit la réponse, il est probable que nos amis américains fourbissent actuellement leurs armes, collectent leurs preuves… avant d’attaquer. Car il y a des proies appétissantes. Est-ce que Total, Bolloré, Orange ou tant d’autres sont certains qu’aucun collaborateur n’a jamais envoyé aucun mail pouvant être considéré comme attestant d’un fait de corruption ? Si ce n’est pas le cas, ces entreprises ne sont pas à l’abri ! L’épée de Damoclès qui pèse au-dessus de leur tête porte le nom américain de « compliance » (conformité). Si le continent africain offre les perspectives économiques les plus fortes pour les années à venir, il sera également le théâtre d’affrontement pour l’accroissement de puissance. Dans ce combat inévitable l’Europe va devoir accepter une logique de rapport de force. « Comply or Die » (se conformer ou mourir) pourrait être le titre d’un James Bond. Mais la réalité a rattrapé la fiction.

Cette situation peut donc être résumée en trois mots : très grande fragilité !

Notre dépendance n’a jamais été aussi grande. Dans le bras de fer que se livrent les deux poids lourds de l’économie mondiale, Chine et États-Unis, il est probable que ce dernier fasse peu de cas de ses alliés politiques d’un temps. La présidence de Trump a au moins eu le mérite de nous déniaiser sur ce point. Et en un sens, tant mieux. Car notre dépendance numérique n’est plus soutenable, il faut que nous ayons une indépendance informationnelle à la mesure de notre poids économique et de nos ambitions. De même que l’on parlait naguère de tiers-monde, il existe désormais un « tiers-numérique » dont nous constituons l’essentiel. En d’autres termes, dans ce monde numérique bipolaire, notre situation ressemble fort à celle des anciens pays non-alignés au temps de la guerre froide.

 

Quelles solutions stratégiques et opérationnelles ? En voici un panorama non exhaustif :

  • Être capable d’une analyse stratégique qui intègre les États-Unis, non pas comme des alliés indéfectibles, mais comme des prédateurs économiques potentiels. Il faut à ce titre promouvoir les écoles de pensées liées à l’intelligence économique. Alain Juillet souligne que les groupes qui tombent brillent souvent par leur mépris des concurrents et une absence quasi totale d’informations qui empêche l’anticipation et affaiblit la capacité de réaction.
  • Resserrer l’Europe autour des États qui veulent garder une maitrise de leur destin numérique.
  • Retrouver une indépendance informatique. Nous devons largement favoriser les solutions européennes, en matière de mail, navigation sur le web, moteur de recherche, systèmes d’exploitation, stockage, et - pourquoi pas ? - aller jusqu’à la fabrication des machines.
  • Renforcer l’arsenal juridique face aux GAFAM, qui ont fait de la collecte de nos données une spécialité et leur fonds de commerce.
  • Réapprendre la responsabilité aux citoyens internautes. Car nous sommes tous en définitive responsables d’une partie de la situation actuelle. C’est notre suivisme en matière numérique qui a créé les monopoles dont nous sommes aujourd’hui cyberdépendants.
  • Promouvoir l’intelligence culturelle comme outil de « protectionnisme social ». Car il est clair que les plateformes numériques ne sont au final que des aspirateurs à données, des espaces d’encerclement cognitif, et à terme des vecteurs de conquêtes de marchés, explique Wanda François, expert africain en intelligence économie.
  • Enfin, offrir aux États qui le veulent une troisième voie entre, d’un côté une Amérique pour qui la donnée informationnelle (vos mails, vos déplacements…) est une donnée commerciale et une arme économique, et de l’autre une Chine pour qui la donnée personnelle appartient à l’Etat. La création d’un modèle numérique qui serait plus soucieux d’anonymat et de protection des données personnelles serait le meilleur service que nous pourrions offrir aux citoyens européens, mais aussi au reste du monde. Le continent africain, au premier chef, pourrait s’y intéresser !

Tout cela est impossible me direz-vous ? Certes, on ne pourra pas faire tout cela en deux ans ni même en dix. Mais sur une échelle de temps long nous le pourrions. De toute façon l’issue est malheureusement à l’image d’un bit informatique : binaire ! Ou bien nous entreprenons de recouvrer une indépendance informationnelle, une souveraineté numérique, ou bien nous n’existerons plus en tant qu’entité économique, culturelle, politique et sociale. Nous, qui vivons les prémices de cette révolution numérique avons des droits, mais plus encore des devoirs.

Jérôme Bondu

04/05/2020

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