Libres propos à l'occasion du 40e anniversaire de l'abolition de la peine de mort
08/10/2021 - 4 min. de lecture
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Philippe Bilger est Magistrat honoraire & Président de l’Institut de la Parole.
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Le 9 octobre 2021 sera célébré l’anniversaire des quarante ans de l’abolition de la peine de mort.
Je maintiens "célébré" parce que cette abolition est en effet une avancée humaine et démocratique dont je continue à penser qu’elle est à imputer au crédit de François Mitterrand – il n’avait pourtant pas hésité à utiliser la peine de mort quand il avait été Ministre de la Justice sous la IVème République – plus qu’à celui de Robert Badinter, qui l’a fait voter sur le plan parlementaire avec une majorité transpartis.
J’éprouve cependant le besoin de prendre quelque précaution intellectuelle parce que je ne suis pas accordé avec la manière dont une certaine forme d’humanisme condescendant n’a cessé de traiter les partisans de la peine de mort. Ils ont été méprisés de sorte qu’une part non négligeable du peuple français continue de ressentir des désirs pour la peine de mort au gré des crimes odieux qui l’indignent.
On n’a jamais proposé un référendum sur ce thème social et douloureux mais, plus gravement, on n’a jamais tenu la promesse initiale de substituer à la peine de mort une claire réclusion à perpétuité qui n’existe que comme en catimini pour quelques horreurs pénalement ciblées.
Cette abstention a démontré sans équivoque que pour un nombre important "d’abolitionnistes", la suppression de la peine de mort n’était que le premier pas vers l’abolition de toute peine perpétuelle, au motif que cette dernière serait pire que la perte de la vie, ce qui est un sophisme.
Cette tentation, gauche et droite confondues, explique pourquoi le problème capital de l’exécution des peines représente une faillite dans l’univers pénitentiaire. Elle est engendrée par une bureaucratie délirante et une philosophie compassionnelle attachée aux "victimes" que seraient les prisonniers – quand les proches des vraies victimes, elles, vivent à perpétuité la tragédie de la perte de l’être cher.
En réalité, si dans ma carrière d’avocat général j’avais eu à requérir avant 1981 dans une affaire rendant plausible une demande de peine de mort, je ne l’aurais pas fait. D’abord, pour une raison relevant quasiment du registre métaphysique : cette mort inscrite pourtant à l’époque dans le Code pénal ne relevait pas de mon ressort de magistrat civil, même ennobli par l’honneur d’une fonction régalienne. J’aurais considéré que ce suprême décret était d’une autre sorte que ce que m’autorisait même l’esprit le plus lucidement répressif. Dieu ou moi pour résumer.
Je me serais toujours arrangé pour tenir la promesse que je m’étais faite à moi-même, en veillant en particulier à prévenir la hiérarchie que, si elle espérait une réquisition de peine de mort, elle ne pourrait pas compter sur moi.
Qu’on ne se trompe pas : cette ferme conviction ne m’a jamais rendu méprisant à l’égard des citoyens qui longtemps ont vécu la mort des assassins comme une alternative obligatoire ou, après l’abolition, telle une nostalgie. Le catéchisme naïvement humaniste dans ce domaine concernant la défense d’une société n’est pas une panacée. En effet, il est facile d’opposer au catalogue moral usuel une argumentation susceptible sinon de le détruire du moins de fortement l’infléchir.
Ainsi le criminel ferait partie de notre humanité ? Mais ses crimes ne l’ont-ils pas fait sortir de notre humaine condition ?
Personne n’est irrécupérable ? Mais le criminel assuré de demeurer vivant aura toute latitude pour renouveler le pire notamment dans le monde pénitentiaire.
Aucun criminel n’aurait été dissuadé de commettre l’horreur à cause de la menace d’une peine de mort ? Ce constat ne serait valable que si toutes les peines de mort prononcées avaient été exécutées : la conclusion aurait-elle été la même ?
Il n’y a pas eu que des apologies absurdes de la peine de mort même si, en les caricaturant, on pouvait s’efforcer de les tourner en dérision. Quand en résumant on soulignait que le crime serait la seule activité où cyniquement la "faute professionnelle" ne serait jamais réprimée, était-ce, pour être provocateur, si aberrant ?
Pour ma part, sans doute à cause d’une méfiance instinctive à l’égard de l’humanisme abstrait – celui qui est prêt à se glorifier mais au risque de sacrifier la peau des autres -, j’ai veillé, partout où j’avais à expliquer ma position, à la sortir du registre confortable de l’éthique pour l’insérer dans une argumentation technique. La justice, n’étant pas absolue, n’avait pas le droit de disposer dans son arsenal d’une sanction absolue.
Je le dis d’autant plus volontiers que, contrairement à tant de médias et d’intellectuels, je ne crois pas qu’il y ait eu de nombreuses erreurs judiciaires et qu’en tout cas, il n’y en a pas une à chaque fois qu’un grand avocat perd un procès... Dans notre monde, pas seulement judiciaire, il est courant de préférer une fausseté provocatrice et sulfureuse à une vérité banale.
Il n’empêche qu’il serait présomptueux, et indécent, de soutenir que la justice serait à ce point exemplaire, voire divine qu'elle légitimerait l'irréversible. On ne peut pas, me semble-t-il, fuir cette terrifiante intuition : et si on s’était trompé ? Même quand on n’a pas le moindre doute sur l’imputabilité des crimes, il reste tant d’obscurités humaines et psychologiques possibles qu’il faut se garder de se croire le dépositaire d’une vérité absolue.
C’est mon credo, celui qui, en fonction, m’a tenu et corseté, celui qui, citoyen, continue à me posséder. Certes, il est moins glorieux que le narcissisme de se juger une belle âme naturellement dégoûtée par l’exécution d’un assassin.
Mais je préfère mon pragmatisme qui sauve à un humanisme qui n’a jamais réussi à enlever de toutes les têtes l’envie de voir quelques têtes coupées.
08/10/2021