Pratiques d’Influences et conséquences sur nos sociétés
03/12/2021 - 8 min. de lecture
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Jean-Claude Frezal est Consultant en stratégie chez Mercadine.
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À l’époque où certains s’interrogent sur l’influence des fausses nouvelles sur les comportements démocratiques, il convient de s’interroger sur la société d’influence, son origine, ses mécanismes et ses méthodes.
C’est l’objet de ce premier post qui s’appuie sur une démarche initiée il y a douze ans par un livre épuisé[1] mais disponible gratuitement en ligne[2].
On considère souvent l’influence comme celle de la mère sur l’enfant, du vendeur sur le client potentiel, ou du "manager" sur le "managé" ; la majorité des auteurs s’inscrivent dans cette perspective.
De nos jours, cette forme d’influence est largement supplantée par une forme silencieuse et insidieuse dont la finalité est de conduire celui qui est capturé vers la destination, l’usage ou l’exploitation qui lui est réservée, comme une araignée qui tisse sa toile.
Quels sont donc ces savoirs en influence utilisés par les araignées de nos sociétés ?
Psychologie bien sûr, sociologie évidement, ethnologie sûrement, géographie étonnamment, mathématique plus récemment et systémique globalement… sans être exhaustive, cette revue d’armement montre la transversalité de l’approche et la difficulté de l’abeille qui passe à se protéger de la toile de l’araignée.
Nos sociétés et nos systèmes de formations ayant généré des abeilles très spécialisées, rares sont celles qui disposent d’une capacité à se protéger totalement de cette situation.
Si la logique des parties prenantes est utilisée dans divers univers, c’est le plus souvent pour obtenir, pas pour donner ou se protéger.
Les mécanismes enseignés sont réservés à une population étudiante en fin d’étude supérieure laissant ainsi la quasi-totalité de nos jeunes désarmés.
Qu’est-ce qui a changé ?
Les toiles d’araignées ont toujours existé mais en nombre limité et maîtrisé. Depuis vingt ans, elles sont en phase de déploiement dans la quasi-totalité des univers où nos vies se déroulent. Qu’ils soient privés, publics, politiques, théologiques, médiatiques… rien n’échappe à la généralisation de pratiques d’influences insidieuses. Pour en être convaincu, il suffit :
- d’ouvrir son téléphone, Google cherchera à vous orienter… ;
- de contribuer à un mouvement associatif, caritatif, humanitaire, politique… on cherchera à augmenter pas à pas votre engagement mais surtout votre contribution financière ;
- d’avoir un questionnement théologique, on vous génèrera des amis qui vous voudront du bien.
La liste est longue, allant même jusqu’à essayer d’orienter votre vie affective.
Quand on regarde cette évolution, on constate que la manipulation et l’influence ont envahi notre société sous des formes innovantes.
Pour en être convaincu, il suffît de voyager en transport en commun. 6 ou 7 passagers sur 10 sont hypnotisés par leur téléphones, rappelant ainsi les multiples expériences de conditionnement des chiens, des chats, des souris… une stimulation toutes les minutes, c’est la fin de l’observation, de la méditation, l’apologie de la réaction qui est un outil de base de la manipulation. Cette émergence insidieuse a fait l’objet récemment d’une interrogation médiatique sur le fonctionnement de nos démocraties. En interrogeant nos valeurs républicaines, le constat affiche liberté mais pas de penser librement, fraternité mais pas désintéressée, égalité mais pas de compétence.
Le phénomène n’est pas neuf… La propagande, la publicité, la politique ont engendré entre autres le nazisme, la société de consommation, le communisme. Alors, en quoi nos méthodes et nos sociétés sont-elles différentes de celles du passé ?
Si les méthodes n’ont pas fondamentalement changé depuis Lao Tseu et Machiavel, le contexte, lui, est bien différent. Depuis quelques dizaines d’années, le contexte dans lequel chacun d’entre nous évolue a été bouleversé. Notre société est passé d’un cadre géographique maîtrisé, au sens de connu et habituel, à un environnement variable, au sens d’instable et de changeant.
Nos grands-parents, pour la plupart, vivaient là où ils étaient nés. Ils côtoyaient tout au long de leur vie celui ou celle avec qui il avait partagé le banc de l’école, le patronage, le terrain de foot, etc., et souvent plus car affinités.
Cette stabilité du lien social que Pierre-Yves Cusset définit comme "une notion floue" regroupant "l’ensemble des relations personnelles, des normes, des valeurs et des règles communes qui relient les individus"[3] était une caractéristique de toutes les sociétés humaines.
Mais le lien social, toujours pour Pierre-Yves Cusset, est en crise : déstabilisation de l’institution familiale, progression de la solitude, plus faible investissement dans la vie collective, augmentation des incivilités et inquiétudes quant à notre modèle d’intégration. Pour lui, "l’approfondissement du processus d’individualisation explique une partie des évolutions… Il tend à faire émerger un lien social plus électif".[4]
Nous voilà bien au cœur de ce changement. Mes liens sociaux ne sont plus le fruit de mon lieu, de mon histoire, de mon travail… mais le fruit de mes choix. Ainsi, notre société offre la possibilité d’échapper totalement au maillage historique dans lequel nous vivions depuis notre naissance. La suite, c’est l’éclosion de fanatismes, de sectarismes et de communautarismes. Les conséquences de l’instabilité du lien social sont de deux ordres, philosophiques et éthiques : philosophiques parce que le degré de liberté dont nous disposons se trouve augmenté ; ethique parce que la volatilité du lien social interroge la manière dont nous gérons ce lien, les comportements qui en découlent, les responsabilités engendrées et les conséquences dans nos rapports aux autres.
Dans l’univers du commerce, se sont développés des pratiques dites de "hard selling", autrement exprimées "vente en force". Le vendeur ne se pose plus la question de l’épicier de mon village. "La semaine prochaine ma cliente sera-t-elle satisfaite de mon conseil ?". L’épicier de votre grand-mère s’interrogeait sur la satisfaction durable, peut-être par humanisme, amitié ou toute autre motivation louable, mais aussi parce qu’il avait une pleine conscience qu’un conseil litigieux génèrerait des remarques acerbes de votre grand-mère pendant les 20 prochaines années.
Cette conscience de la durée de la relation et de la responsabilité que cela entraîne disparaît dans nos sociétés, laissant émerger une foultitude de corsaires et d’araignées qui, dans tous les domaines économiques, politiques, idéologiques, etc., n’ont qu’une seule devise : "obtenir et partir".
Cette situation s’est amplifiée successivement sous l’effet de l’exode rural, de la mobilité sociale et de la déstabilisation de l’institution familiale.
Nous voilà dans une société ou l’influenceur, pour ne pas le renommer le "manipulateur", échappe à la conséquence durable de son action dans sa relation avec les autres.
C’est ainsi que l’usage des outils d’influence dans nos sociétés permet l’exploitation de nos concitoyens.
Mais pourquoi ne faisons-nous rien ? Une question pour notre democratie !
Ce ne sont pas les questions qui manquent : comment la radicalisation solitaire est-elle possible ? Pourquoi choisir de manquer de l’essentiel et pourtant acquérir le superflu ? Pourquoi vouloir faire du 32 (taille de vêtement) au point d’en mourir ? Etc.
Au cœur de ce questionnement se trouve un séisme qui dérange une multitude d’univers qui, peu ou prou, exploitent les savoirs de l’influence à leur profit.
Le monde des affaires : il faut bien convaincre celui qui a l’argent.
Le monde politique : il faut bien convaincre celui qui va voter pour moi.
Le monde médiatique : il faut bien attirer celui qui va m’écouter.
Le monde éducatif : il faut bien transmettre.
La liste est longue, le phénomène est envahissant et sans vergogne.
Sous l’impulsion des circonstances, des technologies de l’information et de nos nouveaux jouets, les toiles se resserrent, s’insinuent dans tous les pores de nos vies, sans autre interdits que ceux que les manipulateurs se fixent. Si la situation peut paraître acceptable pour certains, elle interroge nos sociétés sur la protection que nous devons aux plus faibles. L’incapacité à se protéger de l’agression est de cet ordre.
Si on assume, comme l’exprime Charles de Gaulle, que "la démocratie, c'est le gouvernement du peuple exerçant la souveraineté sans entrave", la réponse à la question de l’entrave est au cœur de la démocratie et la régulation des outils et méthodes d’influence de la liberté de penser une nécessité.
Oui, mais comment ?
L’introduction massive de l’intelligence artificielle a aussi généré en 2017 un premier questionnement éthique à travers des principes dont le plus proche de mon propos est "l'application de l'Intelligence Artificielle aux données personnelles ne doit pas restreindre indûment la liberté réelle ou perçue des personnes".[5]
Le déploiement de la RGPD laisse l’usager, curieux butineur en informations, face à des choix lourds et complexes qu’il a bien du mal à maîtriser. La responsabilité du fournisseur qui exploite l’usager n’a pas été intégrée. Cette approche tardive, 30 ans après l’émergence du numérique généralisé et intrusif, devrait, à mon sens, faire l’objet d’une interrogation sur la méthode. Nous avons dans nos sociétés l’habitude de réguler la vie commune en utilisant des règles fixes (la loi, la morale, la liturgie, la doctrine, l’usage, la coutume, etc.). Ce mode de fonctionnement, qui nous encadre depuis la nuit des temps, est adapté à une stabilité environnementale. Les acteurs individuels ou collectifs disposent ainsi du temps nécessaire à l’appropriation, l’application et l’adaptation de la règle.
Actuellement, la vitesse du changement est telle que les organes de régulation de nos sociétés sont dans l’incapacité de suivre le rythme. Pire, les exploiteurs sont très avancés alors même que l’exploité n’en a pas conscience.
Cette réflexion sur le sujet m’a conduit à considérer que, dans ce cas, l’usage de règles fixes, trop souvent en retard, doit s’accompagner de la fixation de principes capables de constituer un système éthique robuste.
Dans le domaine du droit, cela reviendrait à réduire le poids de la loi au profit de la jurisprudence tout en s’appuyant sur les principes, républicains de référence (tels que liberté, égalité, fraternité).
La comparaison est caricaturale mais me donne la possibilité de lister quelques questions qui devraient générer des principes éthiques dans le domaine de l’influence :
- Toutes les cibles d’influence sont-elles équivalentes : client, électeur, administré, élève, amis, bandit, etc. ?
- L’influence est-elle acceptable dans tous les domaines : privés, publics, professionnels, etc.?
- L’effet d’influence doit-il être limité dans le temps ? L’addiction est-elle comparable à la tentation ?
- La technique, la méthode, les savoirs d’influence doivent-ils être partagés ou appropriés au profit de certains ?
- Au profit de qui va le bénéfice de l’influence ? L’influencé ou l’influenceur ou les deux ?
- La cible d’influence est-elle encore libre après avoir été influencée ?
- Quelles sont les intrusions acceptables : habitudes, cognition, addictions, etc. ?
- Quelles sont les modifications admissibles dues à l’influence subie : liens sociaux, perception, etc. ?
Sans être limitatif, ce questionnement devrait engendrer une réflexion sociétale dans le but de former, protéger, non pas le citoyen d’hier mais celui de demain.
Face à cette diversité, cette complexité, cette vitesse des mutations auxquelles nous faisons face, il conviendrait d’entamer un processus de recadrage avant que des sachants, riches de leurs anticipations et de leurs faibles scrupules, ne colonisent nos sociétés.
Ce processus devrait constituer un cadre fixe sur les principes et les valeurs, souple et adaptable sur les circonstances.
Il existe un précèdent célèbre : la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen. C’est l’objet d’un prochain post.
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[1] "Influence et Systèmes", L’interdisciplianire, ISBN 978-2-907447-36-2
[2] https://www.theory-influence.com/books/Document_FR_WEB.pdf
[3] "Les évolutions du lien social, un état des lieux", Yves Cusset, Horizons stratégiques, 2006/2 (n° 2), p. 21 à 36.
[4] "Les évolutions du lien social, un état des lieux", Yves Cusset, Horizons stratégiques, 2006/2 (n° 2), p. 21 à 36.
[5] https://rm.coe.int/2018-lignes-directrices-sur-l-intelligence-artificielle-et-la-protecti/168098e1b8
03/12/2021