Télétravail : le management à distance à l’épreuve du droit de la santé au travail

27/09/2022 - 6 min. de lecture

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Chrystelle Lecoeur est Maître de conférences à l'Université de Haute-Alsace (UHA) et Avocate au Barreau de Mulhouse et Benjamin Wiart Avocat au Barreau de Lyon.

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Au sein de son entreprise, l’employeur est-il encore seul maître à bord pour déterminer les moyens de gestion et de management nécessaires pour atteindre des objectifs stratégiques ? Depuis l’abandon de la théorie de "l’employeur seul juge", la sphère d’autonomie dont il disposait traditionnellement dans l’exercice de son pouvoir de direction s’est progressivement réduite et s’ajuste dorénavant face aux influences sociétales, comme en témoigne la prééminence du droit de la santé au travail.

Depuis les années 70, l’adoption de certaines lois et le développement du rôle du juge social ont marqué cette évolution qui s’est largement manifestée autour de l’obligation de sécurité. La Cour de cassation a indiqué que l’employeur est "interdit dans l’exercice de son pouvoir de direction, de prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés"[1]. Les choix d’organisation du travail, les pratiques managériales, parfois même les décisions de restructuration, se trouvent ainsi contraintes par l’obligation de sécurité, qualifiée de "moyen renforcé", qui irrigue désormais tout le champ du droit de la santé au travail. L’étendue croissante de la jurisprudence rendue en la matière en atteste : on peut citer les célèbres affaires "France Télécom"[2] ou FNAC[3]. Le sujet est devenu une préoccupation majeure avec l’apparition des risques psychosociaux (RPS), les troubles psychiques et le sentiment de souffrance au travail (stress, burnout).

La pandémie de la Covid a également bouleversé l’appréhension de la santé mentale dans l’emploi. La crise sanitaire a amorcé une refonte de l’organisation du travail en faisant émerger des pratiques qui étaient jusqu’alors utilisées à la marge. C’est le cas notamment du télétravail. Cet "outil managérial" s’est avéré être un "formidable compromis pour la poursuite de l’activité"[4], mais suscite aujourd’hui des inquiétudes au regard de ses potentiels impacts sur la santé des salariés. Selon le dernier baromètre du cabinet RH Empreinte humaine paru en mars 2022, après 18 mois de télétravail subi et un retour à la quasi normale dans les entreprises, l’état de santé psychologique des salariés demeure préoccupant : 34 % d’entre eux sont en burnout (soit 6 millions) dont 13 % en burnout sévère[5].

Depuis la signature de l’accord-cadre européen du 16 juillet 2002[6], le télétravail a véritablement "changé de physionomie"[7]. Avec l’épidémie, il s’est intégré de manière subite et durable dans l’organisation des entreprises, comme en témoigne l’accroissement des accords d’entreprises[8]. Cependant, sa récente "institutionnalisation" devrait s’accompagner "de la mise en place de pratiques managériales spécifiques"[9], car il induit une perte de relation avec le collectif de travail et le management du fait de relations distendues. Selon une étude récente, très peu d’accords collectifs envisagent les évolutions du management liées à l’encadrement d’équipe à distance et sur site, ainsi que l’évolution des lieux et des espaces de travail[10].

L’exigence de mesures de prévention actualisées au travers du document unique d’évaluation des risques (DUER) s’avère majeure pour répondre aux nouveaux risques du télétravail à grande échelle : une perdition du sens donné au travail et une source notable de détresse psychologique.

La direction, les services du personnel (ou RH) devront ainsi nécessairement se questionner sur la place qui lui sera accordée au sein de l’organisation et les moyens mis en œuvre. À défaut, l’employeur s’expose à l’apparition de burnout, manifestation topique des dérives d’un recours fréquent au télétravail non maîtrisé et qui soulève plusieurs difficultés. La principale demeure celle de son appréhension. Sur le plan médical, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a confirmé qu’il s’agissait d’un phénomène lié au travail et non une pathologie caractérisée. Elle a rappelé, le 11 février 2022 dans la nouvelle classification internationale des maladies, qu’il s’agit d’un "syndrome conceptualisé résultant d’un stress professionnel et chronique qui n'a pas été géré avec succès"[11]. Un consensus médical apparaît établi entre l’INRS[12] et la HAS[13]. Le burnout devrait ainsi être identifié par d’autres pathologies psychiques sous-jacentes. Le rapport d’information de la Commission des Affaires Sociales de l’Assemblée Nationale du 15 février 2017 qui lui fut consacré dressait déjà ce constat[14]. L’action de prévention est d’autant plus primordiale que le burnout génère un impact financier pour la gestion courante des effectifs (indemnités d’inaptitude, coût de remplacement du personnel, perte d’efficience, etc.), mais aussi au titre de la tarification des risques professionnels. Il peut, en effet, s’avérer assimilé à une lésion consécutive et nécessaire à la reconnaissance d’un accident du travail[15] ou comme une maladie professionnelle dès lors qu’un lien direct et essentiel est reconnu entre l’activité professionnelle et le syndrome[16]. Le pouvoir prétorien invite, dans son rôle, à la prévention du phénomène en lui reconnaissant parfois, de manière autonome, un statut juridique éloigné du consensus scientifique.

La pandémie a très largement participé à l’accélération de la modélisation d’une nouvelle organisation du travail par le nombre d’impacts rapides et profonds qu’elle a généré. Dans ce contexte, le déploiement du télétravail a permis un cadre ajustable afin de répondre, dans l’urgence, à une gestion plus souple des entreprises. Cette situation d’urgence n’ayant pas permis d’opérer une véritable réflexion sur le management à distance, il appartiendra aux partenaires sociaux de fixer les conditions de mises œuvre afin de parvenir à un équilibre des intérêts en présence pour un développement du télétravail qui soit profitable à tous.

Chrystelle Lecoeur et Benjamin Wiart

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[1] Cass. soc., 5 mars 2008, Snecma, n° 06-45.888, Dr. soc. 2008, p. 605, obs. P. Chaumette. Dans cette affaire, le juge a été amené à suspendre un projet d'organisation du travail susceptible d'être pathogène pour la santé des travailleurs de l'établissement concerné.

[2] TGI Paris, 31ème ch., 2ème sect., 13 déc. 2019, n° 0935790257, AJ pénal 2020, p. 136, obs. D. Viriot-Barrial. Cette décision consacre et condamne le "harcèlement institutionnel".

[3] CA Paris, 13 déc. 2012, RG n° 12/00303. Il était question de l’insuffisance des mesures prises dans le cadre d’une réorganisation ("Fnac 2012") en matière de santé et de sécurité ayant abouti à sa suspension.

[4] A. Martinon, "Gestion et droit : deux regards sur le télétravail", BJT 2020, n° 9, p. 46.

[5] Baromètre T9 Empreinte Humaine, Rapport au travail et état psychologique des salariés post-crise : quelles attentes, quelles solutions ?, 9 mars 2022. Cf. égal. Baromètre T8 Empreinte Humaine, Après 18 mois de télétravail subi, vient le retour au bureau… Comment évolue l’état de santé psychologique et le rapport au travail des salariés français, 26 oct. 2021.

[6] Accord-cadre européen sur le télétravail du 16 juillet 2002, modifié à de nombreuses reprises par d’autres sources : accord-cadre européen du 22 juin 2020 sur la numérisation ; loi n° 2012-387 du 22 mars 2012 (mod. ord. n° 2017-1387 du 22 sept. 2017, puis par la loi n° 2018-217 du 29 mars 2018) ; accord national interprofessionnel (ANI) des 19 juill. 2005 et 24 nov. 2020 (étendu par un arrêté du 2 avr. 2021).

[7] D. Pallantza, "Le télétravail, ce nouveau lieu de travail", Juris. Tourisme 2022, n° 248, p. 23.

[8] À ce jour, depuis la première période de confinement (en mars 2020), le site de Légifrance enregistre près de 1900 accords portant sur le télétravail.

[9] ANI 24 nov. 2020, p. 11, préc.

[10] Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail (ANACT), Installer le télétravail dans la durée ? Analyse d’accords télétravail et recommandations pour l’action, rapport nov. 2021.

[11] OMS, Classification internationale des maladies, QD85 Burnout, févr. 2022.

[12] Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS), ANACT et Ministère du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, Le syndrome d’épuisement professionnel ou burnout, mieux comprendre pour mieux agir, mai 2015.

[13] Haute Autorité de Santé (HAS), Repérage et prise en charge cliniques du syndrome d’épuisement professionnel ou burnout, mars 2017.

[14] Commission des affaires sociales, Conclusion des travaux de la mission d’information relative au syndrome d’épuisement professionnel (ou burnout), rapport présenté par G. Sebaoun, 15 févr. 2017.

[15] CA Paris, 8 janv. 2021, n° 18/04145 ; a contrario CA Grenoble, 8 avr. 2021, n° 19/00368.

[16] CA Versailles, 14 janv. 2021, n° 20/00935 et CA Besançon, 30 juin 2020, n° 20/00096.

27/09/2022

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