Traitement de nos données en France : l’atteinte à nos intérêts fondamentaux

22/10/2021 - 8 min. de lecture

Traitement de nos données en France : l’atteinte à nos intérêts fondamentaux - Cercle K2

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Aurélie Luttrin est Fondatrice d’Eokosmo et Franck DeCloquement est expert en intelligence stratégique, membre du CEPS et de la CyberTaskForce. Il est également enseignant à l'IRIS et à l'IHEDN.

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Nous sommes en guerre depuis des décennies ; une guerre économique féroce et larvée, agissant de concert sur les cœurs et les esprits ; une guerre qui prend de plus en plus corps sur le terrain économique dans notre espace hexagonal, mais aussi sur nos terrains d’actions extérieures privilégiés ; une dynamique concurrentielle insidieuse en passe aussi de transformer inexorablement notre pays en une terre d’asservissement économique, politique et social.

 Les hommes d'Etat français sont d’ailleurs sans illusion à l'égard de l'allié américain. Les derniers évènements en date concernant l’affaire dite des « sous-marins australiens » ne laisse planer à ce titre aucun doute. 

Les personnalités politiques françaises ont eu des mots parfois féroces concernant l'ingérence américaine dans nos affaires hexagonales. A l’image d’un François Mitterrand au crépuscule de sa vie, confiant sans ambages au journaliste Georges-Marc Benhamou, une observation que celui-ci retranscrivit plus tard dans son livre « Le dernier Mitterrand » :

«La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l’Amérique. Oui, une guerre permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre sans mort apparemment. Oui, ils sont très durs les Américains, ils sont voraces, ils veulent un pouvoir sans partage sur le monde. C’est une guerre inconnue, une guerre permanente, sans mort apparemment et pourtant une guerre à mort.»

Pour preuve encore de ce funeste constat :

  • la BPI (Banque Publique d’Investissement) choisissant, au prétexte que « c’est gratuit », le mastodonte américain Amazon, pour former les TPE-PME, les commerçants et nos artisans à la « transformation numérique » ; BPI choisissant encore la multinationale américaine Amazon pour héberger les données sensibles des entreprises française, dont certaines travaillent d’ailleurs avec notre écosystème de défense, en vertu des prêts garantis par l’Etat (PGE) contractés pendant la crise de la Covid 19, pour survivre, et ainsi passer le cap du confinement général ;
  • le Health Data Hub choisissant de son côté – après moult atermoiements –   le Cloud Azur de Microsoft pour héberger toutes nos données de santé, malgré la mise en garde des nombreux spécialistes consultés ;
  • la DINUM (Direction Interministérielle du Numérique) sélectionnant, pour son catalogue GovTech, Google Workplace parmi les solutions dites  « de confiance » préconisées aux services publics ;
  • le Chinois Huawei fournissant à la ville de Valenciennes un système de vidéo-surveillance ;
  • nos fleurons de la grande distribution (Auchan, Casino, Carrefour), de l’énergie (ENGIE), de l’automobile (Renault) concluant des partenariats –  voire stockant leurs données chez Alibaba, Google, Microsoft ou Amazon, quand l’avionneur Airbus et nos Centrales de sécurité spécialisées collaborent de leur côté avec la très controversée firme américaine de traitement des mégadonnées, alors que des solutions souveraines existent bel et bien (faudrait-il être encore être curieux, et dénicher nos champions dans ce domaine). Imagine-t-on la réciproque aux Etats-Unis, en Chine ou en Russie ? 

Et pendant ce temps, Tom Burt, Vice-président chargé de la sécurité au sein de Microsoft, déclarait le 30 juin dernier, devant la commission judiciaire de la Chambre des représentants, qu’un tiers des demandes d’accès aux données sollicitées par le gouvernement des États-Unis sont accompagnées d’une ordonnance de confidentialité et que, par conséquent, le client final ainsi visé par ces consultation « discrétionnaires » des données n’est évidemment pas informé…

Ne nous mentons pas !

Face à ce véritable florilège à la Prévert, les Etats-Unis et la Chine surveillent jalousement les investissements étrangers en passe de se déployer sur leurs territoires respectifs, et notamment dans le domaine des technologies de pointe ou émergentes, en lien avec leurs intérêts prioritaires en matière de préservation des conditions de leur sécurité nationale et selon une législation très stricte et secrète pour l’essentiel.

La Fédération de Russie, quant à elle, a adopté une loi pour l’internet souverain, afin de se prémunir d’une tentative externe de coupure inopinée de l’internet, en garantissant une continuité des services pour l'écosystème russe, et en mettant en place un système de paiement interbancaire résilient afin de parer toute paralysie volontaire ou « accidentelle » des réseaux Mastercard, Visa ou Paypal. 

Pour mémoire, la mésaventure est d’ailleurs arrivée au Vatican en 2013, momentanément déconnecté du système Swift, lui rendant à ce titre impossible les paiements par le truchement des cartes bancaires – bloqués sur le territoire – sur ordre de la Banque d'Italie. Les États-Unis avaient en effet ajouté à cette époque le Saint-Siège à une liste de 68 États, où la situation était jugée « préoccupante » selon le rapport annuel du département d'État américain, en matière de lutte contre le trafic de drogue dans le monde. L’anti-corruption comme arme diplomatique de guerre économique ? Une guerre fantôme en quelque sorte. 

A ce titre, le bloc législatif chinois sur la cybersécurité et la protection de ses données souveraines impose drastiquement à toutes les sociétés de l’Empire du milieu de collaborer activement avec les services de renseignement. Les entreprises réservent à cet effet des postes en interne au personnel des mêmes services, en leur donnant un accès privilégié  à leurs systèmes d’information. 

En réponse, la porte-parole de la Sûreté de l’Etat Belge, Ingrid Van Daele, a, dans son allocution du 31 juillet dernier, attiré l’attention de tous les consommateurs du Royaume sur la menace potentielle pour le pays que constituait les smartphones chinois en matière d’espionnage.

Oui, nous sommes bien en guerre, et la protection des intérêts de la Nation nous imposent de réagir collectivement et urgemment. 

L’enjeu de ces affrontements "hors limites"[1] est clair : la maîtrise de nos données souveraines pour ne pas perdre la bataille de l’intelligence artificielle à échéance courte.

Parlant cash, le président Russe ne déclamait-il pas d’ailleurs en septembre 2017 : « le pays qui sera leader dans le domaine de l’intelligence artificielle dominera le monde ». Tel est désormais « le grand jeu » des nations leaders du siècle présent, qui ne veulent pas tomber irrémédiablement en désuétude ni être sous dépendance de technologies étrangères.

Un jeu des plus funestes pour la France si elle ne réagit pas à la hauteur des défis qui nous obligent tous. 

Jusqu’à présent, notre Nation, oscillant entre ignorance, compromission délibérée et naïveté confondante, a été la mère nourricière de puissances étrangères en matière de captation et de traitement de nos données stratégiques et souveraines. 

La circulaire du Directeur interministériel du numérique, en date du 15 septembre 2021, demandant aux administrations françaises de ne plus migrer vers la suite bureautique de Microsoft hébergée dans le cloud Microsoft 365, est-elle le marqueur tardif d’une prise de conscience réelle sur l’impérieuse nécessité de construire une politique de protection des données stratégique de la Nation, ce fameux « or noir » du XXI siècle ?

 Nous l’espérons tous, et de tout cœur.

 Elle doit, en tout état de cause, initier un programme de grande envergure pour assurer sans ambages la sécurité globale de notre population, et protéger ainsi drastiquement notre patrimoine économique, immatériel et culturel. Etat, Universités, centres de recherches, investisseurs, banques, administrations, collectivités locales et territoriales, entreprises grandes ou petites, toutes et tous, doivent fonctionner à l’unisson dans la réalisation de cet impératif stratégique. 

Nous ne devons plus voir d’accords délétères ou de financements toxiques qui sont autant d’attaques insidieuses et d’actions « de contre » délétères et déloyales, au détriment de notre puissance économique – et plus généralement – de la pérennité de notre démocratie. 

Pour ce faire : formons, fédérons et poussons vers l’avant.

La formation de nos décideurs publics et privés, de tous nos jeunes, doit être instituée telle une priorité absolue de réappropriation. Toutes les parties prenantes doivent connaître le monde tel qu’il se présente à nous désormais, ses enjeux, ses dangers, ses opportunités et ses risques, pour pouvoir prendre des décisions éclairées, garantissant les libertés et la préservation de nos modes de vies. 

La méconnaissance et une certaine forme d’aveuglement dans lequel reste plongé – peu ou prou – un trop grand nombre de personnes, mettent en péril nos institutions et nos sous-bassements démocratiques. Et à ce titre, l’intelligence collective commune et notre détermination éclairée doivent devenir nos voies de Salut privilégiées.

L’Etat doit se donner les moyens humains de fédérer les énergies communes, autour de cette stratégie de protection des intérêts prioritaires de la Nation. 

Pour ce faire, l’Union européenne peut être un moyen – tant politique que financier – pour y parvenir. Mais il ne peut-être le seul ! Car notre responsabilité à cet égard ne peut-être déléguée.

Au niveau national, l’arsenal juridique existe déjà et demeure puissant pour défendre nos intérêts fondamentaux : l’article 411-6 du code pénal selon lequel « le fait de livrer ou de rendre accessibles à une puissance étrangère, à une entreprise ou organisation étrangère ou sous contrôle étranger ou à leurs agents des renseignements, procédés, objets, documents, données informatisées ou fichiers dont l'exploitation, la divulgation ou la réunion est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation est puni de quinze ans de détention criminelle et de 225 000 euros d'amende.».

Il s’avère d’une rare efficacité sémantique pour convaincre les plus récalcitrants de cette impétueuse nécessité de cesser tout stockage et traitement de données, auprès de puissances étrangères pouvant porter atteinte à nos intérêts.

Par "intérêts fondamentaux de la nation", il faut entendre, selon l’article 410-1 du même code, "son indépendance, (…) l'intégrité de son territoire, (…)sa sécurité, (..) la forme républicaine de ses institutions, [les]moyens de sa défense et (…) sa diplomatie, (…) la sauvegarde de sa population en France et à l'étranger, (…) l'équilibre de son milieu naturel et de son environnement et [les] éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel"

Notre siècle est celui de tous les dangers comme celui de toutes les opportunités. La France est à un carrefour de son existence où ses choix stratégiques conditionneront son avenir, sa place dans l’échiquier mondial et la survie de notre modèle d’existence collective. 

Serf ou Maître de notre destin ? Telle est bien la question cruciale désormais qui s’impose à nous, à la croisée des chemins. 

Nous avons encore tous les moyens à notre disposition pour l’emporter dans cette compétition mondiale contre l’adversité. Donnons tort à la prophétie de Steve Jobs lorsqu’il nous expliquait, en 1984, pourquoi la France pourrait être numéro un et pourquoi elle n’y parviendrait pas : "en France, l’échec c’est très grave. Dans la Silicon Valley, on passe son temps à échouer. Quand on se casse la figure, on se relève et on recommence[2]". Puisque nous sommes à terre, relevons-nous pour protéger nos intérêts, nos richesses immémoriales et notre génie national !

Mettons fin à l’esprit de défaite ! Retournons enfin à Steve, sa propre maxime : "les gens assez fous pour penser qu'ils peuvent changer le monde sont ceux qui y parviennent".

Cela ne dépend que de nous. 

Aurélie Luttrin et Franck DeCloquement

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[1] Liang Qiao / Xiangsui Wang, L'art de la guerre asymétrique, paru en mars 2006.

[2] pic.twitter.com/73DtwtLUEV.

22/10/2021

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