La politique internationale d’Erdogan au crible des invariants stratégiques de la Turquie

23/05/2021 - 5 min. de lecture

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Eric Matarasso est Consultant en stratégie opérationnelle, conduite du changement et gouvernance.

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Depuis son arrivée au pouvoir, Racep Erdogan suit un agenda précis visant à réinstaller la Turquie au centre du jeu diplomatique et militaire d’une vaste région, couvrant la Mer Noire, les Balkans et le Moyen-Orient. On ne compte plus ses prises de position sur les affaires intérieures des pays voisins de la Turquie. Il a rompu assez bruyamment avec l’allié historique israélien. Ses infidélités à l’OTAN questionnent et choquent (achat de matériel militaire russe).

Son discours est franchement nationaliste, agressif et teinté de référence religieuse. Dans un Occident traumatisé par les actions violentes des Islamistes, on retient surtout ce dernier point, son militantisme religieux. On pense aussi qu’Erdogan n’est qu’un épiphénomène et que la Turquie laïque kémaliste reprendra tôt ou tard le pouvoir, ramenant ainsi la Turquie dans le giron occidental. Sur ces deux points, je crois que l’on se trompe car on perd de vue l’essentiel : l’observation des temps longs et des invariants montre qu’il faut une autre lecture de la situation.

Réglons d’abord la question de l’Islam. Erdogan est un homme croyant, farouchement anti-laïc dès ses jeunes années. À 20 ans, il a ainsi écrit et joué une pièce de théâtre nationaliste intitulée "Maçons-Communistes-Juifs" dont le titre parle de lui-même. Pour autant, il n’envisage pas un État islamique dirigé par des religieux. Si Erdogan est un Islamiste, il est un Islamiste modéré et il utilise l’Islam comme arme politique, mais il n’est pas partisan de l’Islam politique.

 

Se reconnecter à l’histoire de l’Empire Ottoman

Ce qui fait le succès de la dynamique Erdogan depuis 30 ans est ailleurs, dans la reconnexion de la Turquie avec son Histoire. L’Empire ottoman s’est construit sur plusieurs siècles, et est devenu une puissance de tout premier ordre après la prise de Constantinople. Il ne faut pas oublier qu’à son apogée, à la fin du XVIIème siècle, l’Empire couvre une zone qui va bien au-delà de la Turquie actuelle :

 

Il faut aussi noter que, jusqu’à la prise de Constantinople en 1453, la capitale de l’Empire est Edirne (Andrinople), située en Europe, à 250 km à l’Ouest de Constantinople. Aussi, les Turcs affrontent victorieusement les Russes et prennent Moscou en 1571. On pourrait multiplier les faits historiques, mais ce qui est sûr, c’est que l’Empire Ottoman est alors une très grande puissance.

 

Déclin et somnolence

Le déclin est ensuite long et progressif et aboutit après la guerre de 14-18 au Traité de Sèvres, humiliant pour la Turquie, car la réduisant à peau de chagrin.

Enhardis par leurs gains territoriaux, les Grecs n’entendent pas en rester là et décident, en 1919, d’attaquer la Turquie pour rétablir l’autorité des Grecs chrétiens sur Constantinople et tous les ports turcs d’Anatolie. C’est ce que les Grecs appelèrent leur "Grande Idée" (Megali Idea). Ils échoueront dans cette tentative, ce qui causera la perte de tous leurs territoires situés en Asie et la fixation des frontières telles que nous les connaissons aujourd’hui. On voit ainsi que la Turquie a échappé de très peu à sa quasi-destruction.

 

Les grands empires ne meurent jamais

Ce long détour historique nous permet de mieux comprendre où veut en venir Erdogan : la Turquie affirme ses prérogatives sur la région, s’érige comme autrefois en protecteur des Musulmans dans tous les territoires de ce qui fut son empire proche : Géorgie, Crimée, Bosnie, Ukraine, Azerbaïdjan, Irak, Turkménistan, et jusqu’en Libye… Aux yeux d’une bonne partie des Turcs, et pas seulement d’Erdogan, ces territoires ne sont pas des territoires étrangers. Ce sont des territoires où la légitimité de l’influence turque doit être reconnue. On se tromperait en imaginant qu’Erdogan agit dans une démarche de solidarité avec ses coreligionnaires, donc dans une démarche religieuse, car il ne fait que poursuivre le projet de l’Empire Ottoman et, pour cela, s’appuie sur les descendants des citoyens turcs (donc musulmans) des territoires perdus.

Naturellement, seule une Turquie non laïque pouvait envisager de devenir le porte-parole des Musulmans de ces territoires, car l'unique point commun avec les populations défendues est la religion. Erdogan, outre le fait qu’il est un croyant convaincu, est donc l’homme idoine pour cette stratégie. Son soutien aux associations religieuses turques dans l’Union européenne relève de la même stratégie. Chaque Empire considère que ses sujets restent soumis à son autorité, quels que soient leurs pays de résidence. On voit cela très bien avec les États-Unis, qui ont mis en place des lois extraterritoriales pour continuer de régir la vie des Américains expatriés.

Même si cela peut faire sourire, Erdogan est donc finalement l’héritier de l’Empire. Ses détracteurs ne manquent d’ailleurs pas de le railler à ce sujet. Les articles en mode "Erdogan = Soliman" sont nombreux, mais au-delà du sujet de moquerie, il y a une réalité concrète et des actes. Ces actes ne doivent simplement pas être interprétés comme résultant du projet d’un dirigeant solitaire fou, mais comme le projet séculaire d’un peuple, mis entre parenthèses par le pouvoir kémaliste.

On peut évidemment s’interroger sur les chances de succès de cette stratégie expansionniste très ambitieuse. Il est clair que la Turquie a besoin d’alliés et qu’elle ne peut mener seule sa stratégie. Aujourd’hui, elle est fondamentalement isolée. Elle peut certes s’appuyer sur le "jouet" que constituent le Conseil Turcique et ses pays membres, mais cela pèse peu dans le Grand Jeu.

On doit bien se garder de lire un changement radical d’alliance dans ses achats d’armement à la Russie. Son alliance avec la Russie n’est que de circonstance, pour mettre un peu la pression sur l’OTAN et pour tirer profit du chaos syrien, en espérant bloquer toute pérennité du Kurdistan en tant qu’État de fait dans le Nord-Est de la Syrie. Vis-à-vis de la Russie, la Turquie ne manque d’ailleurs jamais l’occasion de s’ériger en défenseur des Tatars de Crimée et des Musulmans d’Ukraine, ou de s’opposer aux Russes partout où c’est possible (Libye, Arménie, etc.). Ici encore, on est face à un invariant historique : la Russie est un ennemi ancestral de la Turquie.

Erdogan veut donc éviter d’avoir à quitter l’OTAN, car cela provoquerait un isolement suicidaire sur le plan diplomatique. Il cherche simplement à s’autonomiser un peu par rapport aux États-Unis et à mettre de la pression sur l’Union européenne. Cette recherche d’autonomie est clairement le premier chapitre d’une réédition du roman national turc.

 

Demain ?

Erdogan est pris dans un engrenage qu’il ne maîtrise plus vraiment. Son grand dessein pan-turc est certainement une chimère, sauf concours de circonstances très improbable. La Turquie manque de fonds pour financer sa politique. Elle reste tributaire d’une alliance avec les États-Unis qui la contraint et le modèle autocratique de pouvoir mis en place par Erdogan heurte une grande partie des élites de son pays (difficile d’effacer 80 ans de Kémalisme).

La situation est donc complexe, car Erdogan n’a pas les moyens de ses ambitions et, par ailleurs, il ne peut pas vraiment reculer sur l’affirmation de la Renaissance de l’Empire, sous peine de voir son mythe personnel s’effondrer dans son pays. Trois scénarios sont alors possibles :

  • fuite en avant, avec des ambitions exacerbées, et sans doute un collapse final assez violent à moyen terme,
  • poursuite du rêve ottoman, mais en mode plus gesticulatoire que réel,
  • chute politique qui ramènerait au pouvoir des modérés, là aussi avec des risques de turbulences violentes au vu des clivages dans la société turque.

Le scénario 2 est le plus plausible, mais il faut avouer que les trois scénarios véhiculent tous leurs cohortes de risques de déstabilisation régionale.

Eric Matarasso

23/05/2021

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