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Eléonore Loué-Feichter est Subject Matter Expert, Crime organisé chez Facepoint.
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Les Accords de paix de Dayton ont mis fin à la guerre de 1992-95 en Bosnie-Herzégovine et permis la création d’une Commission pour la préservation des monuments nationaux qui joue désormais un rôle central dans la protection du patrimoine culturel mobilier et immobilier. Néanmoins au niveau législatif, il n'existe toujours pas de système unifié pour la protection de l'ensemble du patrimoine culturel.
En 1996, le Bureau du Conseil de l'Europe en Bosnie-Herzégovine a rendu un rapport sur les dommages infligés au patrimoine culturel durant le conflit de 1992-95. Ce rapport indique que les plus grands dommages ne sont pas dûs aux destructions directes de la guerre tels que les bombardements, mais aux vols d'œuvres d'art. Un pillage organisé et systématique a eu lieu dès le début des hostilités permettant la mise en place du marché noir. Des biens culturels publics issus des musées, galeries, sites archéologiques ainsi que des collections privées composées principalement de peintures et de sculptures ont ainsi été spoliés.
Depuis Sarajevo, les œuvres d'art et objets de valeur étaient emportés par des convois qui ont emprunté différentes routes : celle du Nord vers la Serbie et la Hongrie, via Pale, Novi Sad et Belgrade, et celle du Sud-ouest vers la Croatie et le marché de l’art européen, via l’Herzégovine. On ne peut que spéculer sur le nombre exact de biens culturels volés durant la guerre. Des données chiffrées n'existent que dans les quelques affaires où les propriétaires institutionnels ou privés ont déposé une plainte. C’est le cas notamment de la Galerie nationale de Bosnie-Herzégovine, de la Galerie internationale des portraits de Tuzla, du Musée AVNOJ de Jajce et du collectionneur privé Enver Mulabdić.
Cependant, la condition sine qua non pour pouvoir déposer plainte est de détenir une documentation suffisante permettant d’identifier avec certitude les biens et leurs propriétaires. Or, cela n’est pas toujours possible car, très souvent, cette documentation a été détruite lors des pillages. La collection de la Colonie artistique internationale de Počitelj, fondée par l'Association des Artistes de Bosnie-Herzégovine, comprenait des oeuvres de grande valeur des principaux peintres d'ex-Yougoslavie. Sans sa documentation, on a totalement perdu la trace de cette collection transférée à Čapljina en Herzégovine au début du conflit entre le HVO Herceg Bosna (Conseil de défense croate) et l'armée de Bosnie-Herzégovine.
Si le patrimoine culturel nous permet de mieux comprendre notre passé, il constitue également le socle solide d’un peuple pour son avenir commun.
On estime à 2 771 le nombre de monuments culturels détruits ou endommagés pendant la guerre de Bosnie, plus d'un millier étant des édifices religieux. Selon Helen Walasek, l’auteur du livre Bosnia and the Destruction of Cultural Heritage[1], "les horreurs de la destruction et les leçons qui auraient dû être apprises en Bosnie-Herzégovine ne doivent pas être oubliées aujourd’hui en Ukraine face aux destructions de sa culture et de son histoire. Ceux qui s’attaquent au patrimoine culturel veulent annihiler et nier l'existence de quelque chose, causer des dommages psychologiques, créer leur version de l'histoire et de la culture, par la violence". En Bosnie-Herzégovine, le génocide culturel avec la destruction des édifices religieux et des monuments historiques a été effectué de manière intentionnelle et planifiée dans le but d’effacer les symboles des différents groupes ethniques et de réécrire l’histoire. La destruction du cimetière des partisans de Mostar[2] en est un bon exemple. Inscrit sur la liste des monuments nationaux[3] de Bosnie-Herzégovine, il est l’un des symboles de la lutte anti-fasciste dans le pays. Le vieux pont de Mostar, joyau de l’architecture ottomane, qui dans l'ex-Yougoslavie était un monument d'intérêt national particulier, a été démoli le 9 novembre 1993 par les forces croates. Reconstruit en 2004, il est désormais classé patrimoine mondial de l'UNESCO. Durant la nuit du 25 au 26 août 1992 à Sarajevo, la Bibliothèque nationale et universitaire de Bosnie-Herzégovine a été bombardée et incendiée par l'armée de Republika Srpska, entraînant la disparition définitive de son catalogue et d’environ 90 % de sa collection composée de livres et de documents témoignant de l'histoire de la Bosnie-Herzégovine.
En temps de guerre, la destruction planifiée et systématique d'objets et d'institutions culturels et historiques a pour but d’effacer l'identité d’un peuple.
Selon le ministère ukrainien de la Culture, 330 lieux de patrimoine ont été détruits depuis le début de l'agression russe. Parmi ces monuments, 114 sont des édifices religieux, dont 42 classés monuments nationaux. Des attaques contre des musées, des bibliothèques, des théâtres et d'autres bâtiments historiques ont également été enregistrées, notamment le Théâtre de Kharkiv, le Théâtre d’art dramatique de Marioupol, la Bibliothèque de Tchernihiv. À Marioupol, le maire a communiqué le chiffre de plus de 2 000 artefacts en or de Scythian volés au sein de trois musées et qui auraient été emportés par les troupes russes vers Donetsk.
En Ukraine, le pillage des biens culturels aujourd’hui monnayés sur le marché noir remonte à 2014 lors de l’annexion de la Crimée. Les routes empruntées par ce trafic passent aussi par les Balkans. Le 29 décembre 2020, un contrôle au poste frontière de Srpska Crnja en Serbie a intercepté la tentative de contrebande d’une riche collection de plus de 2 000 antiquités ukrainiennes. À la même époque, "l’affaire des icônes" a également été largement relayée par la presse en Bosnie-Herzégovine. Lors d’une visite officielle dans ce pays à la mi-décembre 2020, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov s’est vu remettre par le membre serbe de la Présidence de Bosnie-Herzégovine Milorad Dodik une icône dorée vieille de 300 ans. Les autorités ukrainiennes ont immédiatement réagi et annoncé qu’ils avaient identifié cette icône comme volée à Lugansk. L’Ambassade d’Ukraine en Bosnie-Herzégovine a exigé sa restitution, effectuée peu après par la Russie par l’intermédiaire de son ambassadeur en Bosnie-Herzégovine. Cette affaire a pris une telle ampleur qu’elle a contraint la Bosnie-Herzégovine à respecter ses engagements sur la base des conventions qu'elle a signées, notamment la Convention de l'UNESCO sur les mesures à prendre pour interdire et empêcher l'importation, l'exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels[4] et des poursuites ont été engagées par le procureur de Bosnie-Herzégovine.
Depuis quelques années, un organisme travaille activement à l’amélioration de la situation dans les Balkans : le Centre contre le trafic d’oeuvres d’art CPKU, créé en 2014 en Bosnie-Herzégovine, qui a recensé les biens culturels volés et disparus dans ce pays. Grâce à des partenaires stratégiques tels que l’OSCE[5] et l’OCBC[6], le CPKU a déjà formé à ce type de criminalité des centaines de policiers, douaniers et magistrats locaux et constitue un interlocuteur privilégié pour les acteurs de la lutte contre le commerce illégal de l'art au niveau national et international.
Pour la Bosnie-Herzégovine, qui s’est vu accorder le statut de pays candidat à l’Union européenne en décembre 2022 et est stratégiquement positionné sur la "route des Balkans", il semble urgent de prendre des mesures étatiques efficaces pour lutter contre le trafic illicite des biens culturels qui est directement lié à la criminalité organisée. Cela passera tout d’abord par la création d’une base de données nationale des œuvres d’art volées qui permettra aux acheteurs potentiels d’appliquer le principe de diligence raisonnable, la création d’une unité de police spécialisée dans la protection du patrimoine culturel, l’élaboration de politiques publiques visant à sensibiliser le secteur privé et le grand public et l’harmonisation des lois qui réglementent les acquisitions, la tenue d’inventaires et la muséologie en général. L’absence de cadre juridique national (et donc commun aux nombreuses entités administratives), dédié à la lutte contre ce phénomène complexe est aussi un obstacle à une coopération internationale indispensable, compte tenu du caractère transnational de cette forme de criminalité.
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[1] Walasek, Helen. Bosnia and the Destruction of Cultural Heritage / Helen Walasek ; with Contributions by Richard Carlton, Amra Hadžimuhamedović, Valery Perry and Tina Wik. 2015. Print. Heritage, Culture, and Identity.
[2] Les Partisans (Partizan, pluriel Partizani) étaient un mouvement armé de résistance yougoslave d'inspiration communiste qui était dirigé par Josip Broz Tito, et a combattu contre l'État indépendant de Croatie, l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste durant la Seconde Guerre mondiale. (Source : Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Partisans_(Yougoslavie)).
[3] lien.
[4] https://fr.unesco.org/fighttrafficking/1970.
[5] Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe.
[6] Office central de lutte contre le trafic de biens culturels, Ministère français de l’Intérieur.
09/02/2023