La répartition des missions entre la sécurité publique et la sécurité privée
17/12/2014 - 14 min. de lecture
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La répartition des missions entre la sécurité publique et la sécurité privée[1] se réalise dans le cadre de partenariats constitués en vue de la coproduction de la sécurité. Les fonctionnaires de la force publique et les agents de sécurité privée coopèrent par exemple afin de contrôler l’accès aux zones aéroportuaires ou aux grandes manifestations sportives ou culturelles. Or, entre partenaires, il faut partager. Aussi les missions doivent-elles être réparties entre les acteurs publics et privés de la coproduction de la sécurité.
Dans la plupart des cas, cette répartition est inégalitaire, à cause de la prééminence de la sécurité publique sur la sécurité privée[2]. En général, les missions de sécurité publique, qui relèvent tant de la police administrative que de la police judiciaire, ont la primauté sur les activités de sécurité privée qui se limitent à la prévention des actes de malveillance. Ainsi, dans les répartitions entre la sécurité publique et la sécurité privée, l’inégalité est la règle et l’égalité l’exception.
Au demeurant, même dans le cadre de la coproduction de la sécurité, tout n’est pas partageable. Il est évident qu’aucune répartition ne saurait porter, par exemple, sur les armes[3] ou sur les uniformes[4]. En revanche, le partage des missions implique la répartition tant des lieux d’intervention que des prérogatives à mettre en œuvre pour lutter contre la délinquance.
Il convient donc d’examiner, dans une première partie, quels sont les domaines dans lesquels les membres de la force publique et les agents privés ont vocation à agir et, dans une seconde partie, quels sont leurs pouvoirs d’intervention respectifs.
I. LA REPARTITION DES DOMAINES D'INTERVENTION
La prééminence de la sécurité publique sur la sécurité privée entraîne une division asymétrique de l’espace en deux parties par application de l'article L 613-1 du Code de la sécurité intérieure. L’une de ces parties est le domaine partagé, qui est ouvert à la fois aux interventions de la sécurité publique et à celles de la sécurité privée, tandis que l’autre est le domaine réservé à la force publique.
A. Le domaine partagé
La loi limite le champ d’action des agents privés de gardiennage et de surveillance. Ceux-ci ne doivent exercer leurs fonctions « qu’à l’intérieur des bâtiments ou dans la limite des lieux dont ils ont la garde ». L'espace à surveiller est déterminé par le contrat conclu entre l'entreprise de sécurité privée et son client, sans pouvoir s'étendre à des lieux dont celui-ci n'a ni la propriété ni l'usage. Ainsi, le gardien chargé de surveiller un entrepôt peut faire une ronde à l’intérieur de l’enceinte, mais il n'est habilité à patrouiller ni dans les rues qui entourent le bâtiment ni évidemment sur le terrain du propriétaire voisin. En revanche, les membres de la force publique sont investis par la loi de prérogatives qui ont vocation à s'exercer en tous lieux, pourvu qu'ils agissent dans les limites de leur compétence territoriale et dans le respect de l'inviolabilité du domicile et de l’intimité de la vie privée.
La répartition imposée par la loi n’a pas pour effet d’attribuer la sécurité des lieux publics aux membres des forces de l'ordre et celle des lieux privés aux agents de sécurité privée. A certaines conditions, en effet, la force publique peut intervenir dans un lieu privé, même non ouvert au public, pour y effectuer, par exemple, une perquisition. A l’inverse, il n’est pas rare que des agents de sécurité privée exercent leurs fonctions dans un lieu public. Rien n’interdit en effet de les affecter à la garde d’un édifice public, qu'il s'agisse d'une école, d'un musée ou d'un ministère, puisque la loi ne distingue pas entre les bâtiments publics et les bâtiments privés. Dans ces conditions, le domaine partagé dans lequel la sécurité publique et la sécurité privée sont susceptibles d’intervenir ensemble ou séparément comprend à la fois des lieux privés et des lieux publics[5].
B. Le domaine réservé
Tout l’espace n’est cependant pas partageable entre les acteurs publics et les acteurs privés. La loi interdit en effet d’affecter des agents de sécurité privée à la surveillance de la voie publique[6]. Les forces de l’ordre ont sur la voie publique un monopole qui exclut en principe toute intervention des agents privés. Toutefois, cette prohibition admet de nombreuses dérogations. D’abord, elle est limitée aux agents de gardiennage et de surveillance. Elle ne s’étend pas à d’autres agents de sécurité privée, tels que les convoyeurs de fonds. Il serait manifestement absurde d’interdire aux véhicules blindés de transport de valeurs de circuler sur la voie publique[7]. Ensuite, la prohibition n’empêche pas certains agents de surveillance d’intervenir sur la voie publique, qu’il s’agisse des agents des services internes de la SNCF et de la RATP[8] ou des agents contrôlant l’accès à certaines manifestations sportives ou culturelles se déroulant en partie sur la voie publique[9]. Enfin, la loi elle-même prévoit que le préfet peut autoriser à titre exceptionnel des agents privés à effectuer sur la voie publique des missions de surveillance contre les vols, dégradations et effractions[10].
Néanmoins, la prohibition de la surveillance privée de la voie publique est consacrée par les jurisprudences administrative et constitutionnelle. Dans l’arrêt Commune d’Ostricourt du 29 décembre 1997 le Conseil d’Etat a annulé le contrat chargeant une société de gardiennage et de surveillance de faire des rondes dans une ville, au motif qu’un tel contrat «avait pour effet de lui faire assurer une mission de surveillance des voies publiques de l’ensemble de la commune »[11].
De même, par une décision du 10 mars 2011[12], le Conseil constitutionnel a censuré deux dispositions : l’une donnait à toute personne morale la faculté d’installer un dispositif de surveillance des abords de ses établissements et l’autre laissait à des opérateurs privés la possibilité de visionner les images des voies publiques. Selon le Conseil, ces dispositions étaient contraires à la Constitution[13] notamment parce qu’elles investissaient « des personnes privées de missions de surveillance générale de la voie publique ». Dans ces conditions, toute évolution législative ou réglementaire en cette matière paraît sinon impossible, du moins improbable à brève échéance. Il est permis de le regretter. D’une part, les dérogations à l’interdiction de la surveillance de la voie publique par des agents privés paraissent trop nombreuses pour que la prohibition puisse conserver une telle prééminence. D’autre part, en matière de sécurité, il convient de ne pas attribuer aux divisions juridiques de l’espace une valeur absolue. Sinon, les frontières qui en résultent sont franchissables par les délinquants, tout en étant infranchissables par ceux qui les combattent, ce qui nuit gravement à l’efficacité de la lutte contre la délinquance. En définitive, il serait concevable, semble-t-il, d’autoriser les agents privés de surveillance et de gardiennage à intervenir sur la voie publique, pourvu que cette intervention fût soumise à des conditions strictes et à un contrôle effectif de la puissance publique[14].
Si la prééminence de la sécurité publique sur la sécurité privée conduit au partage inégal des domaines d’intervention, elle se traduit aussi par la répartition inégalitaire de leurs pouvoirs d’intervention.
II. LA REPARTITION DES POUVOIRS D'INTERVENTION
En tant que moyens de lutte contre la délinquance, les pouvoirs d’intervention doivent être appropriés aux missions à exécuter. Or, les missions de la sécurité privée sont surtout préventives, alors que celles de la sécurité publique comprennent à la fois la prévention et la répression. Il s’ensuit que la répartition des pouvoirs entre les acteurs publics et privés est inégalitaire. Le partage égal du pouvoir de riposter à une agression n’est que l’exception qui confirme la règle.
A. La répartition inégalitaire des pouvoirs
L’inégalité dans la répartition des pouvoirs révèle la disparité qui sépare les fonctionnaires de la force publique des agents de sécurité privée : à la différence des premiers, les seconds sont des personnes privées qui ne sont investies en général ni de prérogatives de puissance publique, ni de pouvoir de police[15]. L’inégalité se manifeste clairement en matière d’arrestation et de fouilles.
Le pouvoir d’arrêter un suspect est de nature répressive. Or, la répression est le monopole de la puissance publique, car nul ne peut se faire justice à soi-même. Dès lors, le pouvoir d’arrestation n’appartient en général qu’aux fonctionnaires chargés d’un service de police et placés sous l’autorité des magistrats de l’ordre judiciaire. Toutefois, il résulte de l’article 73 du Code de procédure pénale qu’en cas d’infraction flagrante, toute personne a le pouvoir d’employer la force pour appréhender l’auteur apparent du crime ou du délit. Du moment que l’infraction se commet actuellement ou vient d’être commise, le suspect est susceptible d’être arrêté non seulement par un fonctionnaire, mais encore par un simple particulier ou par un agent de sécurité privée. En fait, ce pouvoir privé d’arrestation est d’usage quotidien notamment dans les magasins de la grande distribution. Il remédie à l’impossibilité pratique pour la force publique d’être partout à tout moment. Mais la dérogation admise en cas de flagrance ne doit pas faire illusion. Le principe n’en demeure pas moins que, sauf urgence, les agents de sécurité privée sont dépourvus de tout pouvoir d'arrestation.
Quant au pouvoir d’effectuer des investigations préventives telles que des fouilles de personnes ou de bagages, il est inégalement partagé entre acteurs publics et privés. Les fouilles sont des mesures qui portent atteinte à l’intimité des personnes et parfois à leur dignité. En principe, elles ne peuvent être pratiquées que par certains fonctionnaires[16]. Par exception, la loi attribue à certains agents de sécurité privée, spécialement formés et agréés par l’autorité publique, le pouvoir d’effectuer des investigations afin de prévenir la commission d’infractions susceptibles de causer de nombreuses victimes. En particulier, l’article L 613-3 du Code de la sécurité intérieure donne aux agents contrôlant l’accès à une manifestation sportive ou culturelle de plus de 300 spectateurs le pouvoir de procéder à l’inspection visuelle des bagages. Avec le consentement de la personne fouillée, ils peuvent même effectuer des palpations de sécurité et la fouille des bagages. Au demeurant, des prérogatives analogues sont conférées aux agents de sécurité aéroportuaire[17].
Ces dispositions sont remarquables en ce qu’elles investissent certains agents de sécurité privée de pouvoirs de police. Cependant, les prérogatives ainsi concédées par la puissance publique à des personnes privées sont réduites au strict nécessaire. D’abord, seules les investigations les moins contraignantes sont autorisées, à l’exclusion notamment de la fouille intégrale des personnes. Ensuite, les palpations et les fouilles de bagages supposent le consentement de la personne fouillée, alors qu’elles peuvent être coercitives lorsqu’elles sont pratiquées par des fonctionnaires[18]. Toutes ces restrictions préservent la prééminence de la sécurité publique sur la sécurité privée. Du reste, le législateur ne manque pas de préciser que la fouille des personnes par les agents de sécurité privée s’effectue « sous le contrôle d’un officier de police judiciaire ».
B. La répartition égalitaire des pouvoirs
En revanche, en matière de défense contre les agressions, le partage des pouvoirs entre les acteurs publics et privés s’opère sur un pied d’égalité. L’article 122-5 du Code pénal relatif à la légitime défense reconnaît à toute personne le pouvoir de riposter à une attaque injustifiée[19]. A certaines conditions, la loi accorde ainsi l’impunité à celui qui commet une infraction pour riposter à une agression contre lui-même ou contre autrui, ou même à une atteinte à un bien.
Le pouvoir de riposter est le seul que les agents de sécurité privée et les fonctionnaires de la force publique se partagent selon le principe d'égalité[20]. La légitime défense est susceptible de bénéficier à toute personne, qu’il s’agisse d’un policier, d’un gendarme, d’un simple particulier ou d’un agent de sécurité privée. L’égalité de tous devant la loi pénale interdit à cet égard toute distinction fondée sur la qualité de l’auteur de la riposte.
Néanmoins, lorsque les missions de police sont remplies par les forces armées, notamment par la gendarmerie, le recours à la force armée est soumis aux dispositions édictées par le Code de la défense qui ne sauraient évidemment être invoquées par des agents privés. Mais il ne résulte pas de ces dispositions une inégalité manifeste entre la sécurité publique et la sécurité privée. En effet, le recours à la force est placé sous l'égide de l'article 2, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l'homme. Il n'est légitime que s'il est rendu « absolument nécessaire » à la réalisation de l'un des buts énumérés par la Convention, tels que « la défense de toute personne contre la violence illégale"[21]. Dans le même esprit, la jurisprudence subordonne l’usage par les gendarmes de leurs armes à un principe de proportionnalité analogue à celui qui régit la légitime défense[22].
Quant à la répartition des missions dans le cadre de la coproduction de sécurité, les acteurs publics et les acteurs privés sont loin d'être des partenaires égaux. Mais en dépit de la prééminence de la sécurité publique sur la sécurité privée, les autorités publiques n'hésitent pas à conférer à des agents privés des pouvoirs de police et à leur permettre d'intervenir sur la voie publique. Contrainte de répondre aux attentes de la population en matière de sûreté, la puissance publique ne saurait aujourd'hui se passer de la contribution de la sécurité privée à la sécurité globale.
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[1] La sécurité privée a pour objet des activités « de surveillance et de gardiennage, de transport de fonds, de protection physique des personnes et de protection des navires » non exercées par un service public administratif (Titre 1er du livre VI du Code de la sécurité intérieure).
[2] Voir not. : Xavier Latour, « Sécurité publique et sécurité privée, de l’ignorance à la coproduction », Cahiers de la sécurité, n° 19, mars 2012, pp. 7 et s., spéc. pp. 9 et s.; "La sécurité privée en France ou l'émergence d'une force ?", in F.Debove et O.Renaudie (dir.), Sécurité intérieure. Les nouveaux défis, Vuibert, 2013, pp.187 et s. .
[3] Par dérogation à la prohibition du port d'arme, certains agents de sécurité privée doivent être armés tandis que d'autres peuvent l'être. Mais l'autorisation administrative délivrée à l'agent est nominative et limitée à l'arme qu'elle spécifie (Ch.Aubertin, "La question de l'armement des agents de sécurité privée", Cahiers de la sécurité, mars 2012,
[4] La loi précise que la tenue particulière que doivent porter certains agents de sécurité privée "ne doit entraîner aucune confusion avec les tenues des agents des services publics, notamment de la police nationale, de la gendarmerie nationale, des douanes et des polices municipales" (art. L.613-4 du Code de la sécurité intérieure).
[5] Depuis l'entrée en vigueur de la loi n° 2014-742 du 1er juillet 2014 relative aux activités privées de protection des navires, la loi reconnaît expressément que l'espace partagé entre la sécurité publique et la sécurité privée s'étend même au delà du territoire national, jusqu'à la haute mer.
[6] B. Pauvert, "L'intervention de la sécurité privée sur la voie publique", in Ch.Vallar et X.Latour (dir.), Quel avenir pour la sécurité privée ? La refonte du cadre législatif, PUAM, 2013, pp. 73 et s.
[7] De même, les agents de protection rapprochée exercent leur mission dans tous les lieux où se trouve la personne protégée, y compris sur les voies publiques qu’elle emprunte au cours de ses déplacements.
[8] Code des transports, article L 2251-1, dernier al.; décret n° 2007-1322 du 7 septembre 2007.
[9] De plus, si un espace sur la voie publique est temporairement affecté à une activité particulière (par exemple, si des gradins sont installés pour permettre d’assister à un défilé), la surveillance de ce lieu depuis l’intérieur par les agents privés qui en ont la garde devrait être considérée comme licite (Didier Perroudon, Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, v° Sécurité privée (Entreprises), Dalloz, 2007, n° 93).
[11] Rec. CE 1997, p. 969.
[12] Décision n° 2011−625 DC, Loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure.
[13] Le Conseil s’est fondé sur l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La garantie des droits de l'Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. »
[14] Ainsi, l’intervention sur la voie publique pourrait être subordonnée à la condition qu'elle soit l’unique moyen d’assurer la sécurité des lieux dont les agents privés ont la garde. Elle devrait être signalée, si possible au préalable, au service de police ou de gendarmerie compétent et consignée dans un registre à présenter à toute réquisition.
[15] Ch. Aubertin, "Vers de nouvelles prérogatives ? Les pouvoirs des agents de sécurité privée", ", in Ch.Vallar et Quel avenir pour la sécurité privée ? La refonte du cadre législatif, PUAM, 2013, pp. 89 et s.
[16] Policiers, gendarmes, douaniers et agents de l’administration pénitentiaire.
[17] Code de la sécurité intérieure, article L 613-2, alinéa 2.
[18] La fouille intégrale pratiquée par des policiers est assimilée par la jurisprudence à une perquisition. Or, celle-ci peut avoir lieu sans le consentement de la personne intéressée notamment dans le cadre d’une enquête de flagrance. Il en est donc de même pour la fouille intégrale.
[19] De même, l’article 122-6 du même code qui édicte des présomptions de légitime défense, notamment en cas d’intrusion nocturne dans un lieu habité, ne fait aucune distinction fondée sur la qualité de l’auteur de la riposte.
[20] L’emploi de la force armée par la gendarmerie fait l’objet des dispositions particulières de l’article L 2338-3 du Code de la défense. Les militaires chargés de missions de police dans le cadre d'opérations extérieures peuvent invoquer la nécessité militaire prévue par l'article L.4123-12, II, du même code.
[21] V.not. CEDH, 27 sept.1995, Mc Cann et autres c. Royaume-Uni .
[22] Cass. crim. 18 févr. 2003, Bull. crim. n° 41, D. 2003. 1317, note F. Defferrard et V. Durtette, Dr. pén. 2003, comm. 57, obs. M. Véron, Gaz. Pal. 2003. 1, 1062,note Y. Monnet, Rev. sc. crim. 2003. 387, obs. J. Buisson, p. 559, obs. Y. Mayaud, et p. 565, obs. J.-P. Delmas Saint-Hilaire.
17/12/2014