Entretien avec le Général Christophe Gomart
10/11/2020 - 9 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Interview du Général Christophe Gomart à l'occasion de la sortie de son livre co-écrit avec Jean Guisnel " Soldat de l’ombre ", paru aux Éditions Tallandier.
Le Général (2s) Christophe Gomart a été patron des opérations spéciales françaises puis directeur du renseignement militaire.
---
Pourquoi avoir voulu mettre en lumière une vie passée dans l'ombre ?
Après trente-six années passées sous l’uniforme, quand on a eu la chance d’avoir eu les responsabilités qui ont été les miennes, il m’a paru important de témoigner. Le moment était venu de partager avec nos concitoyens une part de ce que la France a pu faire au cours de ces années avec ses armées, en particulier ses forces spéciales, pour participer à la solution des crises régionales en Afrique, dans les Balkans, au Proche et Moyen-Orient ou en Afghanistan. Ceux qui auraient attendu de moi des secrets d'État ont peut-être été déçus. Mais cet ouvrage évoque des situations intéressantes par ce qu’elles nous apprennent sur les processus de décisions politico-militaires, pas sur les méthodes et les moyens d’action confidentiels et qui doivent le demeurer. Autre déception peut-être : je n’y médis de personne ! J’ai souhaité expliquer et mettre en avant ces hommes comme ces femmes (trop peu nombreuses à mon sens) qui conduisent, au risque de leur vie, des opérations au service de la France. Car leur engagement est total.
Quand je suis arrivé dans le monde du privé et dans mon entreprise actuelle, beaucoup de jeunes professionnels m’ont fait part de leur désir de donner un sens à leur vie, me posant mille questions sur ma vie d’avant, sur le sens de l’engagement physique, sur la capacité à prendre des risques… Mon expérience les intéressait. J’ai été ravi de discuter avec eux, de leur faire part de mes propres réflexions, comme je l’avais fait avec mes chefs ou lors d’auditions parlementaires. En homme qui cherche à être pragmatique, je me suis toujours basé sur des exemples concrets, fussent-ils douloureux, c’est le retour d’expérience. Les réflexions que j’ai voulu conduire portent sur l’évolution de nos organisations, sur la place des femmes dans le monde des forces spéciales, la nécessaire prise en compte de l’innovation, les relations avec nos partenaires français ou étrangers et un regard sur la mort. Ce sont aussi de vrais sujets de débat. Tout comme le rôle des forces spéciales, ce qu’elles font, la façon dont elles sont employées et l’impact stratégique de leur usage.
Enfin, je tenais à remercier au travers de ces lignes ces chefs qui m’ont fait confiance et surtout mes équipes. Sans elles et leur engagement, beaucoup de choses n’auraient jamais évolué et les succès qui m’ont été attribués n’auraient jamais vu le jour. Les lecteurs de "Soldat de l’ombre" peuvent en juger : il est possible de mener une vie passionnante au service de son pays tout en demeurant dans l'ombre, dans la discrétion.
Pouvez-vous nous rappeler les qualités nécessaires d'un bon opérateur des forces spéciales.
C’est très simple ! Ce sont celles que l’on demande à tous les soldats : ils doivent allier les qualités physiques et psychologiques, la stabilité émotionnelle, l’envie de se perfectionner. Certains ont des aptitudes particulières, savent développer leur potentiel, sont prêts à payer le prix en implication personnelle, disponibilité, avec une envie forte de se dépasser. Attention, il ne suffit absolument pas de qualités uniquement physiques, bien au contraire. Pour s’assurer de cela, la sélection des futurs membres des forces spéciales se fait grâce à des tests auxquels beaucoup échouent. Ce que l’on recherche en définitive, ce sont des gens modestes avec une forte personnalité et une tête qui fonctionne bien. Au risque de vous étonner, sachez que la première qualité recherchée est l’humilité. Tout repose sur elle. Elle est cruciale car, pour gagner, on compte sur de remarquables individualités capables de s’intégrer voire de se fondre dans un groupe ou une équipe pour agir ensemble. L’abnégation, c’est-à-dire une capacité à sacrifier son propre intérêt pour un but plus grand que soi-même, vient ensuite. Si j’osais une comparaison sportive, l’efficacité recherchée est celle d’une équipe de rugby plus que celle d’une équipe de football. Humilité et abnégation sont les deux qualités absolument essentielles.
Il est également nécessaire de systématiquement se remettre en cause sans se reposer sur ses lauriers car l’immobilisme est synonyme de disparition à court terme. Le retour d’expérience est à ce titre indispensable, que l’action menée ait été couronnée de succès ou non. Il faut donc réfléchir systématiquement à la façon de faire autrement ou d’agir autrement. Ce point est majeur car il permettra de gagner l’effet de surprise ou de sidération sur l’adversaire, décrit dans mon livre. C’est l’une des clés de la réussite d’une opération. C’est d’autant plus vrai lors d’un combat de type commando avec un rapport de force du faible au fort. La surprise obtenue permet d’avoir ponctuellement la supériorité nécessaire pour gagner. Une autre qualité repose sur la capacité d’adaptation. On peut aussi parler d’intelligence de situation.
Les candidats désireux de rejoindre l’une des unités des forces spéciales, doivent réussir toutes les phases de la formation et les nombreux stages qui vont l’émailler. C’est long et difficile. À l’issue, nous sommes sûrs de leur fiabilité et de leur loyauté. Ainsi, un lien de confiance est établi, indispensable aux réussites des missions futures. Les opérateurs des forces spéciales agissent, en effet, en petits groupes souvent loin de leurs bases et en autonomie.
Quelles ont été les éléments marquants de ces 36 années passées sous l'uniforme ?
La première chose qui m’a marquée, c’est la camaraderie que l’on découvre dès l’école de formation. Pour ma part, c’était à St Cyr Coëtquidan. Pour tenir lors des premiers mois qui paraissent toujours ardus, il faut en effet s’appuyer sur ses camarades et être soutenus par eux. Cette camaraderie est même intergénérationnelle. Les militaires aiment à se retrouver entre eux et partager. Ils ont vécu la même chose quelles que soient les époques. Le sens du service et du don de soi les réunit. Ainsi, on parle de fraternité d’armes et d’esprit de corps indispensables pour réussir les missions qui nous sont confiées. Les liens forgés au cours des années sous les drapeaux, en dehors même d’une hiérarchie très marquée, restent forts et durent toute une vie. Et au-delà de cette camaraderie, c’est une véritable amitié qui se forge. Cette amitié est d’autant plus forte qu’elle implique aussi les conjoints et les familles. Il est vrai que la vie en garnison aide à cela.
Le deuxième élément marquant est la nécessaire exemplarité du chef. Un chef peut se faire obéir, mais il n’emporte pas l'adhésion s’il n’est pas exemplaire. J’ai ainsi été fortement marqué par un de mes chefs de corps, c’est-à-dire le colonel qui commande le régiment, lorsque j’étais chef des opérations de ce régiment. Il cherchait à être exemplaire en tous points et il l’a été. L’adhésion autour de lui était si forte que plus de vingt ans après lorsque nous nous réunissons entre anciens, on parle toujours de lui avec émotion. Cette exemplarité est selon moi inhérente à la fonction de chef. Cela ne peut pas être "faites ce que je dis mais pas ce que je fais" ! C’est "faites le car moi aussi je le fais". Quand vous ne dites pas "allez-y !", mais "suivez moi !", vous emmenez vos subordonnés au-delà du possible.
Le poids de la France sur la scène internationale, en partie grâce à son armée, est le troisième point qui m’a marqué. La qualité de nos forces et celle de nos soldats sont unanimement reconnues à travers le monde. Cela peut paraître paradoxal, mais indéniablement l'armée donne du poids à la diplomatie, à la parole de la France et donc à la paix. Je raconte dans mon livre comment pour reprendre une relation amicale avec les Américains, Jacques Chirac envoie, sur les conseils du Général Henri Bentégeat, 200 forces spéciales en Afghanistan à l’été 2003. Les relations avec notre allié étaient très distendues après le refus de la France de participer à la deuxième Guerre du Golfe contre Saddam Hussein. Chacun se souvient du discours de Dominique de Villepin à l’ONU et du "french bashing" qui a suivi. Au-delà de cet aspect stratégique, j’ai pu mesurer à de nombreuses reprises combien les forces armées (les forces spéciales en particulier) étaient reconnues à travers le monde. Les très nombreuses rencontres faites lors de mes déplacements à l’étranger auprès de mes homologues, ou en accompagnement d’autorités politiques, me l’ont prouvé avec parfois des témoignages dithyrambiques. Les militaires français peuvent être fiers de ce qu’ils sont et de la façon dont ils servent la France aujourd’hui.
Estimez-vous la place des militaires dans l'État reconnue à sa juste valeur ?
Les dix dernières années passées dans les armées m’ont permis de côtoyer les cabinets ministériels, l’Élysée et bien sûr les états-majors de planification et de conduite des opérations militaires. J’en retiens que si les chefs militaires sont très présents dans la chaîne décisionnelle, la décision d’un engagement militaire est une décision politique, celle du Président de la République en l’occurrence. Le processus décisionnel est donc assez clair. Alors oui, aux ordres du Chef d’état-major des armées, les militaires que cela soit pour le lancement d’une opération, sa prolongation ou son arrêt sont parties intégrantes du dispositif décisionnel. Ils sont les "experts en la matière", avec la responsabilité de conduire les opérations selon les objectifs fixés par le Président de la République. Le ministre des Armées est chargé de s’assurer la bonne préparation des armées et des moyens nécessaires à leur engagement. Chacun est bien dans son rôle selon la Constitution de la Vème République.
Par ailleurs, si la France traite bien ses soldats, certaines fonctions autrefois tenues par des officiers généraux ne le sont plus aujourd’hui. Ainsi, le Secrétariat général de la Défense, devenu Secrétariat général de la Défense et de la sécurité nationale n’est plus confié à un militaire depuis le 9 juin 1988 mais le plus souvent à un Conseiller d’État. Il en est de même pour la fonction de Directeur général de la sécurité extérieure, fonction tenue depuis le 23 mars 1989 par des préfets ou, surtout, des ambassadeurs. Je note que dans ces deux fonctions deux généraux ont occupé l’intérim pendant une période maximale de deux mois. Il me semble que l’un comme l’autre aurait pu être nommé en titre à ces fonctions. Or, ils ne l’ont pas été. Le Président François Mitterrand, après sa réélection en mai 1988, a en effet décidé de placer à ces fonctions des hauts fonctionnaires non militaires. Il en décide ainsi car juste avant les élections présidentielles de 1988, 45 officiers généraux en deuxième section signent une tribune en faveur de l’élection du candidat Jacques Chirac. La conséquence a été le retrait des militaires de la haute fonction publique. Depuis sa création, le poste de Coordonnateur national du renseignement n’a jamais été confié à un militaire alors que la moitié des services de renseignement du 1er cercle relèvent du ministère des Armées. Au sein même des Armées, le Directeur de la communication de défense (ex-SIRPA) rattaché au ministre est désormais occupé par un personnel civil. On pourrait même regarder ce qu’il se passe outre-Manche ou outre-Atlantique, et constater que plusieurs officiers généraux ont occupé des postes politiques importants comme Secrétaire d’État à la Défense ou Coordonnateur National du Renseignement (DNI aux Etats-Unis). Il me semble que l’on pourrait nommer à nouveau des généraux dans de nombreuses fonctions, en lien direct avec la sécurité et la défense, même s’ils n’appartiennent pas aux Grands corps de l’État.
10/11/2020