[Groupe K2] La prospective et la donnée : « Foresight with Data »
17/12/2022 - 5 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Aymar de La Mettrie est spécialisé en Foresight, New Markets, Technologies & Innovation.
---
La prospective c’est imaginer l’avenir pour s’y préparer. Cette pratique redevient plus que nécessaire dans un monde incertain où des phénomènes s’accélèrent et basculent. Ce qui caractérise ce nouveau monde c’est l’omniprésence de la donnée.
L’injonction "speak with data" nous impose de générer, stocker, échanger, mais surtout sortir des conclusions de la masse de données disponibles. Il n’est plus une semaine sans que l’intelligence artificielle nous impressionne par sa capacité à apprivoiser de grand volumes de données ou même de challenger la créativité humaine par de la génération de vidéos, d’images ou de textes.
Les nouvelles approches de prospective pourraient-elles un jour aller jusque-là ? Le "foresight with data" pourrait-il un jour s’appuyer sur de la donnée pour tout anticiper, y compris les surprises à venir ?
Force est de constater que les réflexions prospectives en relations internationales ou en intelligence économique sont souvent très pauvres en simulations. Il n’est pas rare de rester au stade du texte forcément synthétique donc simplifiant, parfois quelques graphiques qui donnent l’impression que l’avenir se trouve dans la droite issue de la prolongation du passé. Ces matériaux sont souvent longs à produire et fournissent une seule analyse moyennée et le décideur ne sait souvent pas comment faire face aux risques car il ne connaît pas les conséquences de ses choix.
Pourtant, des approches théoriques, des données et des outils existent pour imaginer les avenirs, simuler les différentes hypothèses. La donnée peut être au service de l’analyse et la puissance de la simulation au service de la décision. L’objectif est de fournir une base analytique aux réflexions des analystes et aux décideurs.
Dans le cadre des relations internationales, pour reprendre une phrase clef de Raphael Chauvancy [1], le "temps des blocs est révolu" dans le jeux des alliances entre pays où l’on voit apparaître les "connivences fluctuantes" décrites par Bertrand Badie. C’est le temps des "conjonctures fluides" de Michel Dobry. En d’autres termes, les relations entre les pays peuvent être analysées comme un ensemble fluctuant et versatile, un terrain de jeux ou des joueurs vont se déplacer les uns par rapports aux autres, concentrer leurs efforts, s’allier ou s’opposer en fonction de la position de la balle et de l’équipe dans laquelle ils sont.
Pour simuler ces nouveaux comportements, il faut trois éléments : les multiples relations ou les distances avec les autres joueurs, les règles de calcul de décision du joueur et, enfin, un outil de simulation. La simulation informatique permettra un « wargame »multiacteur basé sur des chiffres et des phénomènes complexes en faisant jouer les différents acteurs.
La modélisation des relations s’appuie sur les 6 essences du politique de J. Freund, auxquelles se rajouteront des notions plus qualitatives issues de l’analyse, comme la direction ou l’intention stratégique, les facteurs de puissance, etc.
Pour nourrir ce cadre, on y intègre les données par pays mais surtout les relations entre pays. Ces chiffres sont accessibles : données d’échanges commerciaux, énergétiques, etc., au travers de sites internet (tradeconomics, OECD, etc.). Ces données transactionnelles peuvent être complétées par des notations plus subjectives fournies par des index internationaux (GPI, WGI, FSI, etc.).
L’ensemble de ces données est vaste. Il faut sélectionner les données remises à jour de manière périodique, celles qui sont disponibles et consistantes entre elles, c’est-à-dire les méthodes utilisées pour obtenir les données sont les mêmes, quel que soit le pays.
Enfin, un outil logiciel produit des simulations et des cartographies afin de nourrir les échanges entre analystes. Il existe différentes familles de logiciels dont les logiciels de simulation multi agents (ex : Net Logo[2]). Chaque "agent [3]" suit les règles qu’on lui donne. Il est possible de faire jouer un ensemble très vastes d’agents. C’est ainsi que l’on simule le comportement de bancs de poissions, d’essaims d’oiseaux, le comportement de la foule qui sort d’un stade ou encore l’embouteillage spontané des voitures sur une autoroute.
Pour la simulation des relations internationales, chaque pays respectera les règles de distance / proximité avec les autres pays, ses facteurs d’attraction ou de répulsion avec d’autres selon le sujet et les mécaniques de décision sur l’appréciation entre pertes et gains.
Plusieurs limites ou défauts surgissent en premier lieu : bien entendu, le monde n’est pas réductible à un ensemble de règles mathématiques. Les théories de "l’acteur rationnel [4]" ont montré leurs limites et les contraintes intérieures des pays, si elles peuvent aussi être simulées, augmentent la complexité du problème. Certains évènements ne peuvent pas être modélisables et sont donc impossibles à prédire.
Cependant, les gains de cette approche compensent largement ses limites. L’usage de données objectives permet de quantifier des phénomènes et d’offrir un panel de scémarios variés. L’utilisation de représentations graphiques et de simulations permet de montrer de multiples états "avant" et "après". Les chiffres permettent aussi de dépasser certains biais. Sortir du prisme égocentré pour ouvrir le domaine des réactions intersubjectives[5], c’est-à-dire simuler ce que les autres pourraient faire sans tomber dans la subjectivité de ce que l’analyste souhaiterait qu’ils fassent. La facilité à produire des simulations permet aussi un travail de groupe collaboratif et valorise l’expertise.
Le point clef de la prospective avec ou sans "data" reste le même : la capacité d’analyse des scenarios du futur pour proposer des décisions et cette capacité reste du ressort de l’homme. La prospective actuelle reste trop cantonnée à un monde d’experts isolés adeptes des points de vue simplifiés alors que les données et les outils informatiques disponibles permettent des simulations nombreuses, complexes et variées. Tout en restant imparfait, l’objectivation mathématique du comportement apporte une fraicheur aux problèmes complexes et permet de mieux comprendre les phénomènes. Avec l’échange collaboratif de ces variétés, il est possible de préparer l’avenir et de confronter des opinions, leurs causes et conséquences probables. Le "Foresight with Dat » remet l’analyste au service du décideur dans le tempo d’un monde qui accélère. En effet, rien n’est plus efficace que les multiples préparations aux avenirs possibles pour acquérir de la résilience et devenir "antifragile", comme le dit N Taleb depuis 2013.
---
[1] L’Occident n’est qu’une création des États-Unis pour justifier leur leadership en Europe.
[2] Net Logo est en accès libre : https://ccl.northwestern.edu/netlogo/
[3] Ou "turtle" pour reprendre la terminologie Net Logo.
[4] Une excellente synthèse : https://journals.openedition.org/conflits/579
[5] Qui concerne les relations de personne à personne, chaque personne étant considérée du point de vue de sa subjectivité (opinions, croyances, sentiments).
Cette Tribune s'inscrit dans le cadre du Groupe K2 "Enjeux du Big Data" composé de :
Kevin Dumoux est Co-créateur du Cercle K2, Conseil en Stratégie, Transformations digitales et M&A - Messaoud Chibane (PhD) est Directeur du MSc Finance & Big Data, NEOMA Business School, Lauréat du Trophée K2 "Finances" 2018 - Shirine Benhenda (PhD) est Experte en Biologie moléculaire, données OMICS - Sonia Dahech est Directrice CRM, Trafic et Data omnicanal chez BUT - Franck DeCloquement est Expert en intelligence stratégique, Enseignant à l'IRIS et l'IHEDN, Spécialiste Cyber - Franck Duval est Administrateur des Finances publiques, Directeur adjoint du pôle gestion fiscale, DDFiP 92 - Yara Furlan est Trader Social Media chez Publicis Media - Jean-Baptiste Harry est HPC & AI Solution Architect & pre sales EMEA chez NEC Europe - Timothé Hervé est Risk Manager à la Banque de France - Aurélie Luttrin est Président, Eokosmo - Yann Levy est Data Analyst, Expert BI - François Marchessaux est Senior Partner, Franz Partners - Conseil en Stratégie & Management - Aurélie Sale est Coach Agile chez Renault Digital - Jun Zhou est Entrepreneur, Lecturer & Consultant in Chinese Social Media
---
17/12/2022