L’Afrique et l’intelligence économique : chronique d’un mariage annoncé ?
17/01/2022 - 4 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Ziad Hajar est Directeur chez Byblos Group et Stéphane Mortier Adjoint au Centre Sécurité Économique et Protection des Entreprises à la Direction Générale de la Gendarmerie Nationale.
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Depuis les années 1993-1994, l’intelligence économique tente d’émerger en France. Du Rapport Martre (1994) à la politique publique d’intelligence économique (2003) puis à la situation actuelle, l’intelligence économique semble se chercher de façon perpétuelle. La politique publique dédiée (devenue de "sécurité économique" en 2016) a connu de nombreuses inflexions allant de la "veille" à la "sécurité économique" en passant par "l’influence" et enfin le renseignement d’intérêt économique et le contrôle des investissements étrangers. De fluctuation en fluctuation, l’intelligence économique est bien là, mais elle ne trouve à s’ancrer ni dans une structure pérenne ni dans une fonction bien déterminée. Le modèle français n’est peut-être tout simplement pas adapté au concept d’intelligence économique… Et pourtant, l’intelligence économique "à la française" est d’une pertinence inégalée, il suffit de relire sa définition dans le Rapport Martre pour s’en convaincre.
Pendant ce temps, la guerre économique se développe et prend des proportions que jamais nous n’aurions imaginées.
La vision française de l’intelligence économique serait-elle plus adaptée à d’autres cultures ? L’Afrique ne serait-elle pas le terreau de son développement ?
Les tentatives d’exportation du modèle français de politique publique d’intelligence économique n’ont pas donné satisfaction. Par exemple l’Algérie, pays fort de ses richesses naturelles, de sa position géographique, de sa superficie, de son histoire et sa culture n’a pas manqué de fournir des efforts pour propulser la pratique de l’intelligence économique. Néanmoins, elle a échoué dans la mise en place d’un dispositif national capable de faire face aux défis économiques et technologiques actuels. L’une des erreurs a été de faire du mimétisme avec le dispositif français sans prendre en considération les particularités de l’Algérie. À chaque région ses spécificités, à chaque région un dispositif d’intelligence économique adapté.
Cela ne remet nullement le concept d’intelligence économique en question, mais bien la façon de concevoir une politique publique dédiée.
Pour l’Afrique, les défis sont humains, technologiques et scientifiques, agricoles, environnementaux ou encore économiques et juridiques sans oublier les questions de sécurité et de défense. Bref, des défis que l’intelligence économique permet d’anticiper, d’appréhender et de relever. Il n’est plus à démontrer que le continent africain est devenu le champ de bataille d’une guerre économique mondiale (ressources stratégiques, potentiel agricole, population jeune, etc.) qui se joue entre les géants de ce monde. Les Africains n’en sont que, pour l’heure, les victimes collatérales et n’ont que très peu voix au chapitre.
La guerre économique en Afrique n’est cependant pas un fait nouveau. Par exemple, la République Démocratique du Congo, depuis le 16ème siècle, est au cœur des guerres économiques : ivoire, êtres humains, caoutchouc, cuivre et cobalt, et même la conquête spatiale avec le projet OTRAG (Orbital Transport und Raketen AktienGesellschaft) dans les années 1970., etc. L’histoire et la situation actuelle de la RDC sont donc empreintes d’intérêts stratégiques divers et variés. En effet, la RDC est un pays au sol (potentiel agricole) et au sous-sol d’une richesse incomparable, attirant toute forme de prédation économique (débouchant parfois sur des conflits armés d’une extrême violence). C’est là que se trouve cependant le terreau propice au développement de l’intelligence économique et éventuellement à la mise en place d’une politique publique dédiée, tenant compte du volet sécuritaire (et donc adaptée aux réalités locales, nationales et régionales).
Nous pourrions multiplier les exemples d’États africains, tous dotés de richesses extraordinaires mais confrontés à de tels enjeux et difficultés. C’est par la prise de conscience du caractère opérationnel et stratégique de l’intelligence économique, d’une part, et par la connaissance et la maîtrise des enjeux actuels et futurs, d'autre part, que l’Afrique et les Africains occuperont la place qui leur revient dans notre monde en guerre économique. Le continent africain ne doit pas être le terrain où se jouent les batailles de cette guerre économique, mais un acteur à part entière de celle-ci, en capacité de se défendre et de défendre ses intérêts économiques, industriels, juridiques, sociétaux et scientifiques. L’enjeu est considérable, tant pour le continent que pour le reste du monde. Il est avant tout humain (réduction de la pauvreté, de la violence), sécuritaire (faire cesser le bruit des bottes), mais aussi économique et juridique (amélioration et sécurisation du climat des affaires), énergétique (transitions énergétique et numérique), environnemental (extraction minière et RSE) et, enfin, politique et financier (lutte contre la corruption, transition démocratique, ZLECAf, intégration régionale, etc.).
Enfin, les récents changements politiques montrent l’émergence de nouvelles puissances jadis discrètes qui n’hésitent plus à s’afficher à travers une présence hybride et une approche "d’empreinte légère" ou lightfronprint. Cette présence se caractérise également par une préparation méticuleuse pour l’arrivée des entreprises étrangères dans le pays.
Ziad Hajar et Stéphane Mortier
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Pour aller plus loin sur l’intelligence économique en Afrique et les grands enjeux auxquels elle est en mesure de répondre, 30 contributeurs de 13 nationalités ont réunis leurs contributions et efforts dans le Manuel de l’intelligence économique en Afrique.
17/01/2022