Lutte contre la corruption : l’implication des États est impérative - à chacun son rôle
10/11/2021 - 4 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Pierre Memheld est Directeur Général de Global Risk Profile France et Paul Labic est Doctorant, Enseignant à l'Université de Strasbourg, BETA, CNRS, INRAE.
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Le député Raphaël Gauvain a déposé le 19 octobre 2021 une proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la corruption, en précisant et étendant le rôle de l’Agence Française Anticorruption (AFA)[i]. Cette proposition s’inspire des cinquante propositions de la mission d’information des députés Gauvain et Marleix de juillet 2021[ii]. L’AFA n’est pas qu’un organisme de contrôle et de sanction mais conseille les acteurs économiques à prévenir et détecter les tentatives de corruption qui, compte tenu des lois internationales, constitue un risque pour les entreprises et leurs dirigeants.
Les entreprises peuvent s’appuyer sur leur analyse interne ou une documentation publique externe ("Global Corruption Index"[iii]). Ce risque corruptif est fonction principalement du secteur de l’économie où agit l’entreprise et de la zone géographique du client (le corrompu potentiel). Cette seconde se définissant par des indices tels que développement économique, régime politique, etc. En d’autres termes, pour une entreprise française, le risque est influencé en premier lieu par l’environnement vers lequel elle se projette : les sollicitations de corruptions venant des fonctionnaires, élus et dirigeants des pays concernés, contrôlant les marchés et contrats qu’elles visent.
L’analyse des systèmes juridiques est plus complexe. À de très rares exceptions, tous les pays ont des lois anticorruption[iv]. L’application de la loi, par extension la situation sécuritaire du pays, a des impacts très variables. Structurels et systématiques, ainsi la notion d’utilité des poursuites en Chine : instrument à l’usage d’un parti possédant le monopole de la violence et drainant les pots-de-vin vers le sommet de l’oligarchie[v]. Systémique comme l’est la multiplication des conventions judiciaires aux États-Unis conduisant à une financiarisation de la justice et l’anticipation d’amendes réduites[vi].
Toujours en termes d’impact, il n’est pas toujours possible de maintenir le modèle explicatif de l’équilibre des pouvoirs, comme nous le connaissons dans nos démocraties : de magistrats ou de médias opposés à des administration ou des élus. Pour reprendre l’exemple chinois, si la Chine concentre 69 des 648 poursuites engagées par les autorités américaines pour corruption[vii] et que des entreprises chinoises sont souvent impliquées dans des affaires de corruption à l’international pour obtenir des contrats[viii], en interne la situation est autre. Comment parler de corruption dans une économie dirigée où il est demandé à l’ensemble de la population et des entreprises chinoises ou étrangères de cultiver "la conscience du noyau dirigeant et la conscience de l’alignement"[ix] ? Dans un tel système, le délit de corruption disparait au profit de celui de prévarication. La différence n’est pas que juridique. Elle signifie que le remplacement du corrompu ou du corrupteur ne change rien. Le drainage vers l’oligarchie est constant.
Plus surprenantes, mais maintenant habituelles, sont les poursuites sous FCPA par le département de la justice états-uniennes qui "oublient" les corrompus, comme pour l’affaire Alstom en Indonésie ou dans le dossier Airbus, une "guerre économique" assumée exploitant les faiblesses de nos entreprises – être un corrupteur en est une – au profit des leurs[x].
La lecture économique de la corruption apporte un autre éclairage. Sans nier la réalité des délits commis par les corrupteurs, des études montrent, en particulier dans le cas de pays fortement corrompus, que la dépénalisation des corrupteurs, avec ou sans récompense, aurait un effet positif sur la prévalence de la corruption et entrainerait une baisse du coût des pots-de-vin.[xi] Les délits commis par le corrompu et le corrupteur sont ontologiquement différents. Le corrupteur poursuit par des moyens illégaux la mission qu’il lui a été confiée alors que le corrompu trahit sa mission à son profit.
La question de l’initiateur perd de son sens au profit de la notion d’environnement corrompu. Sans pouvoir sur son environnement, l’entreprise n’a que deux possibilités : la soumission ou la fuite. Ce constat n’est pas propre aux entreprises françaises. Un article remarquable de 2020, "Obedience or escape", montre que certaines entreprises chinoises choisissent de fuir la Chine pour rétablir leur marge en échappant au paiement de pots-de-vin[xii].
Nous atteignons alors la limite de la lecture économique. Si une entreprise doit s’assurer que ses propres personnels respectent les lois, règlements et codes éthiques, ce n’est pas son rôle de se substituer aux services d’enquêtes et justices des pays où elle intervient. Une adaptation de l’environnement par une lutte renforcée contre les corrompus est nécessaire.
L’intervention de l’État français auprès des autorités des pays concernés pour qu’ils agissent contre la corruption de leurs ressortissants et de leurs entreprises est essentielle. L’AFA et le PNF, dans des actions de protections d’entreprises françaises corruptrices, ont montré leur efficacité post-crises. Mais que faire quand le gouvernement d’un pays tiers est corrompu, quand il soutient des élus, fonctionnaires ou dirigeants d’entreprises qui sollicitent des pots-de-vin dès avant la procédure d’appel d’offre ? Que faire quand un pays puissant économiquement et diplomatiquement utilise ses lois pour protéger ses entreprises et déstabiliser leurs concurrents internationaux ? C’est tout l’intérêt d’une des dispositions de la proposition de loi de Monsieur le député Gauvain : répondre à l’absence de lutte anticorruption par certains pays, apprendre de l’extraterritorialité du FCPA et soumettre aux obligations de la loi Sapin II les filiales de groupes étrangers établies en France. En étendant le domaine d’application de la loi, elle renforce le pouvoir de négociation du PNF et de l’AFA. Elle permettra, espérons-le aussi, de revenir à une concurrence plus équilibrée, une loi outil de défense de nos intérêts stratégiques.
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[i] Proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la corruption n° 4586 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b4586_proposition-loi
[ii] Rapport d'information sur l’évaluation de l’impact de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite "loi Sapin 2" : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_lois/l15b4325_rapport-information
[iii] Librement accessible et utilisable sur www.risk-indexes.com
[iv] Global Compliance News, "Global Overview of Anti-Corruption Laws 2017".
[v] Chow, "The Interplay Between China’s Anti-Bribery Laws and the Foreign Corrupt Practices Act" ; Heilmann, "Chinas fragiles Zentralnervensystem : Die KP als Organismus neuen Typs".
[vi] Reilly, "Justice deferred is justice denied: we must end our failed experiment in deferring corporate criminal prosecutions".
[vii] Foreign Corrupt Practices Act Clearinghouse, Stanford Law School, Heat Maps of Related Enforcement Actions by Geography : https://fcpa.stanford.edu/geography.html
[viii] "Chinese firms hit bribery and tax evasion troubles amid African corruption crackdowns", South China Morning Post : https://www.scmp.com/news/china/diplomacy/article/3036244/chinese-firms-hit-bribery-and-tax-evasion-troubles-amid
[ix] Xi, "Rapport de Xi Jinping au 19ème Congrès national du PCC", p. 25.
[x] Coussi et Moinet, "Extension du domaine de la prédation".
[xi] Verma et Sengupta, "Bribe and punishment: An evolutionary game-theoretic analysis of bribery" ; Basu, Basu, et Cordella, "Asymmetric Punishment as an Instrument of Corruption Control".
[xii] Qi et al., "Obedience or escape : Examining the contingency influences of corruption on firm exports".
10/11/2021