Malaise dans la Civilisation, le retour

13/11/2023 - 4 min. de lecture

Malaise dans la Civilisation, le retour - Cercle K2

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Guillaume Ressot est Associé d’Image 7, Membre du Comité de direction & Consultant au Pôle Affaires publiques.

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Face aux périls contemporains, faut-il plus ou moins de civilisation ? En 1929, Freud publiait Malaise dans la Civilisation, ouvrage qui eut à l’époque un immense retentissement dans le contexte moralement déprimé de l’entre-deux-guerres. Ses conclusions étaient très pessimistes sur la nature humaine, incapable de s’épanouir pleinement en société, et sur la civilisation, inapte à réguler la violence intrinsèque de l’Homme. Dans tous les cas, pas de bonheur possible. 

Deux films sortis concomitamment il y a quelques semaines en disent aujourd’hui long sur la résurgence de ce malaise diffus en Occident. 

Le premier est un film français – Le Règne Animal – dans lequel une mystérieuse mutation génétique frappe au hasard des personnes qui deviennent mi-hommes, mi-animaux. Ils comprennent qu’ils ne sont plus adaptés à la vie en société et qu’ils doivent retourner vivre dans la nature. Pourquoi cette mutation ? On ne le saura jamais mais la coexistence entre les mutants, promis à l’état sauvage, et les hommes, coincés dans le monde civilisé et dans le déni de la crise écologique, semble impossible. On y retrouve à la fois la métamorphose de Kafka et les récits de SF d’Edmond Hamilton sur fond d’éco-anxiété. 

Le second est un film américain – The Creator – qui met en scène une guerre mondiale entre les États-Unis et l’Asie. L’IA en est l’enjeu. Les Américains cherchent à l’éradiquer quand les Chinois veulent la généraliser. C’est une intelligence artificielle d’un nouveau genre prenant les traits d’une petite fille affectueuse et inoffensive qui stoppera la guerre en détruisant l’arme de destruction massive américaine et qui restaurera la paix entre les hommes et les machines, entre l’Occident et l’Asie aussi, sur fond de querelle actuelle des micro-processeurs. Contrairement au postulat du Terminator de James Cameron il y a 40 ans, c’est l’Homme qui est devenu une menace et c’est la machine qui assure le salut de l’humanité. 

Derrière le pur entertainment, on assiste en réalité à un storytelling subliminal au service d’un discours politique. 

Ce qui est intéressant dans les deux visions proposées, c’est qu’elles dépassent le tableau apocalyptique ambiant pour proposer leur vision du "monde d’après". 

Même si leurs propositions se situent aux antipodes l’une de l’autre, elles reposent aussi toutes deux sur le postulat d’une hybridation à venir du genre humain. 

La proposition zadisto-écologiste qui inspire le premier film suggère d’abandonner la civilisation au profit de la nature. Non pour tenter de revenir au principe du "plaisir originel" cher à Freud mais pour se préparer à une survie post-apocalyptique. Et pour survivre, il faut rembobiner toute l’histoire du contrat social pour revenir à l’État de nature qu’évoquaient sans trop y croire les philosophes du 18ème siècle. La survie de l’Homme passe par une rétrogradation de l’espèce car on comprend bien que l’Homme civilisé ne pourra pas abandonner d’un coup son confort moderne pour aller se terrer dans les bois. L’homme animalisé qui perd au passage la faculté du langage est un homme adapté à son "nouvel état naturel". L’hybridation génétique est l’élément fantastique qui appuie l’idée d’abandonner la Summa Divisio conceptuelle entre l’Homme et l’Animal, entre l’Homme et le Vivant, entre l’Homme et la Nature. 

La proposition transhumaniste du second film considère au contraire que la technologie est l’avenir radieux de l’Homme. Alors que Freud s’interrogeait sur le futur d’une humanité ravagée par les guerres globales, la technique permettant aux hommes de s’exterminer jusqu’au dernier, le film avance au contraire qu’une IA "humanisée" et incarnée – assez humaine pour être empathique et impliquée, assez artificielle pour évacuer les pulsions hétéro-agressives – pourrait être la solution. Le récit opte clairement pour un gouvernement serein par les machines d’où la guerre serait bannie. On se situe dans un futur proche puisque la Chine vient d’annoncer qu’elle produira massivement des robots humanoïdes dès 2025… 

Ces deux nouveaux paradigmes, qui ne tarderont pas à entrer en confrontation, nous montrent à quel point nous avons du mal à penser notre futur, faute d’une nouvelle philosophie de l’Histoire efficace. Car l’Homme n’arrive plus à concevoir la signification du progrès et surtout le rôle qu’y jouera la technologie. 

La nature humaine va-t-elle se dissoudre dans la technologie en s’artificialisant elle-même après avoir artificialisé la nature ou est-ce un fantasme du néo-naturalisme ambiant ? 

Faudra-t-il au contraire accélérer le processus d’artificialisation en cours pour permettre à l’Homme de sauver paradoxalement la nature et de se sauver par la même occasion ? 

Face au risque d’extinction causé par la Nature ou les machines, l’Homme balance entre la vie et la mort. Il est étymologiquement en crise. 

Davantage de "naturation" ou plus d’artificialisation, la nature humaine est surtout remise en question par le nouveau récit mythologique – l’anthropocène ou le bellicisme fatal – autant que par ses perspectives d’évolution au sens darwinien du terme.  

Les 2 thèses sont éminemment anthropophobes et c’est là que le bât blesse. On y retrouve le postulat du premier Malaise : la poussée de la civilisation ne change pas nos penchants destructeurs, tout en mettant davantage de technologies de destruction massives à notre disposition. 

À chaque fois, la civilisation apparaît comme une impasse, soit parce qu’elle est incapable d’empêcher la guerre de tous contre tous, soit parce qu’elle a vocation à tout artificialiser au risque de mettre en danger le milieu naturel et peut-être la condition humaine. 

Entre un nouvel humanisme – rétrogradé dans un cas, augmenté dans l’autre – la nature humaine se confronte désormais à elle-même et à sa vocation profonde. 

L’Homme contemporain est vraiment à la croisée des chemins… 

Guillaume Ressot

13/11/2023

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