Point d'État de droit sans valeurs partagées, non plus qu’exemplarité et confiance pratiquées
02/10/2020 - 5 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Jean-Claude Javillier est Professeur émérite de droit et Ancien directeur du Département des normes de l’Organisation Internationale du Travail.
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Le sentiment diffus mais fort est que, de façon grandissante, les institutions et les règles de droit sont remises en cause, contestées de tous côtés, incomprises par la plupart des citoyennes et des citoyens. À travers le monde, en tous pays ou presque (Corée du Nord, Cuba), l’impression est qu’un abysse sépare, de façon croissante, et en tous domaines, les populations de leurs gouvernements, de leurs élites et même de leurs scientifiques en situation de pandémie. Aucune institution, militaire comme civile, religieuse comme laïque, n’échappe à une telle radicalité des propos comme des comportements dont la violence tend à devenir le mode commun d’expression, à tel point que le régalien et l’institutionnel sont, presque de façon irréfragable, présumés de mauvaise foi et manipulateurs. Le complotisme s’est grandement nourri des développements technologiques et des angoisses, y compris métaphysiques que le monde "moderne" avait prétendu éradiquer pour cause de bêtise, sur fond d'idéologie progressiste, matérialiste et triomphante, de tous bords.
Au fil des chroniques publiées par le Cercle K2, nous prenons la mesure de l’importance et des défis du droit dans notre société contemporaine. Pourtant, il est un murmure insistant : de quoi les juristes pourraient-elles/ils bien se mêler ?
D’autres choses que de leurs normes si mal rédigées et si changeantes ? D’autres choses que du dernier arrêt rendu par une Cour certes estimable, mais inconnue et incomprise du commun des mortels.
Il est bien vrai que peut être relevé un relatif mais permanent déclin de la pensée juridique, et singulièrement de la doctrine, de toutes origines, praticienne tout autant qu'universitaire. Les nostalgiques reliront les manuels et traités d’antan pour y puiser quelque vision sans laquelle il n’est de souffle normatif ni d'ordre juridique qui ne vaille ni ne tienne. Il est vrai que les textes juridiques de toute nature sont allés se multipliant. Les juristes participent d’une condition condition commune : infobésité législative et réglementaire, surpondération jurisprudentielle, dépression institutionnelle.
C’est sans doute que juristes "positivistes" ont fini par l’emporter. Seul compte la règle du moment, si encore elle existe au moment où on l’invoque en pratique. Quel temps perdu serait la philosophie, la psychologie et sociologie du droit. Quant à celles et ceux-là même qui fabriquent le règle, ils donnent le sentiment d’utiliser des outils qu’ils sortent pour chaque circonstance d’une boîte à outil dans laquelle la gravité et la complexité économique, tout autant que sociétale, de chaque norme n’a guère de place. À quoi servirait-il qu’on explique qu’une ou un praticien peut, dès sa conception, dire, avec le plus grand sérieux et la plus profonde des sérénités, que la norme est morte-née, car inapplicable. Pourtant, nous avons la conviction que toute norme gagne en crédibilité dès lors qu’elle est amont enrichie, puis nourrie dans sa mise en oeuvre, de l’expérience et de la dynamique de vie sociétale comme économique. Les technologies informatiques n’ont pas été sans conséquence, qui segmentent et hypertrophient la compréhension de la norme, en privilégiant l’instant et le conjoncturel sur le temps et la logique. Au magasin du droit, la norme éphémère est désormais reine. Le juriste pourrait bientôt ne plus avoir besoin ni de valeurs ni d’intelligence stratégique. Dès lors, l’émotion pourrait suffire pour dicter toute solution, ce à quoi ni les médias, ou du moins certains, ni le monde politique, d’une moins une partie, ne trouveraient trop à redire. Et pour aller plus avant, dans un monde sans doute plus simple mais bien moins démocratique pour ne point dire totalitaire, pourquoi ne pas considérer l’élection comme une perte de temps et procéder par tirage au sort de quelques candidat/e/s préalablement sélectionné/e/s pour des listes ? Les démocratures peuvent nous donner d’utiles et pratiques conseils.
Cependant, rien dans l’Histoire non plus que les sociétés humaines n’est vraiment ni prévisible, ni irréversible. La condition humaine nous fait participer de façon permanente et à la fois, à l’absolu et au relatif, du passé et du futur, du meilleur et du pire. Chaque époque, et singulièrement la nôtre, en prend conscience à certains moments plus qu’en d'autres. Ainsi, en est-il en ces temps, à travers le monde.
Tout défi est une opportunité, pour les juristes comme les autres. Ainsi, en est-il de l’intelligence normative, collective et intergénérationnelle. Elle est indispensable et ne peut être que permanente. Le droit sans valeurs, que nous devons puiser au plus profond de notre civilisation, n’est rien. Et la quête de ces valeurs, certain/e/s diront de sens, est au coeur des grands changements sociétaux et normatifs. Tant de jeunes et de seniors, en toutes activités et domaines, sont mobilisés, dont les médias disent si peu. Pire encore, nous sommes toutes et tous comme désenchanté/e/s et n’appuyons guère ces nombreuses initiatives, visions et bonnes pratiques, notamment dans les mondes du travail, de la justice ou encore de la médecine comme des forces de sécurité. Nous préférons finalement tout ce qui est sensationnel et négatif. Nous confondons le bruit et l’action, l’émotion et la considération, le savoir et le pouvoir.
Nous voulons simplement ici honorer toutes celles et ceux, jeunes comme seniors, qui gardent confiance dans nos valeurs républicaines, et plus généralement onusiennes, avocats et juges, gendarmes et policiers, syndicalistes et militants d’ONG. Si l’État de droit résiste (encore), c’est grâce à toutes et tous.
Pour avoir parcouru le monde et observé tant de pays et de situations au service bien modestement de l’ONU, et singulièrement de l’OIT, j’ai découvert le terrible coût de la haine et de la violence qui peuvent gagner, puis emporter tout pays, si rapidement et de façon si durable.
Dans le domaine du droit, prenons le parti avec humilité, sérénité et aussi courage, d’aller à l’essentiel en tous domaines et avec le plus grand pargmatisme. Qu’il s’agisse du droit du travail ou du droit pénal par exemple, ne nous contentons point de réponses techniques et des plus limitées, et surtout pas en pensant faire oeuvre de doctrine en participant d’une quelconque éternité, à partir d’une toujours bien petite question, fût-elle d’importance.
Comment articuler les libertés individuelles et collectives en présence de communautés dont l’importance va grandissante ? Comment articuler la vie professionnelle et la vie privée ? Comment développer des protections sociales et lutter contre l’économie informelle et la criminalité qui l’accompagne ? Comment nous engager concrètement pour la mise en oeuvre du travail décent, dans l’esprit de l’OIT.
Comme prévenir les infractions et protéger les victimes, pour lesquelles nous avons trop peu de considération ? Comment mettre effectivement en oeuvre les multiples modalités d’exécution des peines dont nous disposons, mais que nous semblons utiliser si peu dans l’intérêt de la société toute entière ? À ce point, nous prenons toute la mesure d’une absence de politique criminelle et pénale, pour ainsi dire depuis la Seconde guerre mondiale. La société a tant changé. Et la politique pénale n’a pour ainsi dire pas évolué. De la criminologie, que tirons-nous nous comme analyses et enseignements ?
En des moments où la tentation pour beaucoup semble être si forte de renoncer aux valeurs qui ont façonné notre Histoire, pour le meilleur, trouvons la force de lutter contre la discrimination, la haine et la violence, sous toutes leurs formes, d’où qu’elles viennent, et en tous lieux.
Nelson Mandela parle juste : "il est très facile de casser et de détruire. Les héros sont ceux qui font la paix et bâtissent".
02/10/2020