Pour une éthique de l’anticipation
26/05/2020 - 3 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Eric Milton intervient depuis 1996 dans le domaine de la Continuité des Activités et de la Gestion de Crise. Marianne Robinot Cottet-dumoulin, docteure en sociologie et démographie, est consultante en gestion des risques et des crises.
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Le constat est sévère mais nécessaire pour qu’un mouvement, une dynamique puisse avoir lieu. Nos systèmes actuels de pensée et nos organisations résistent fortement à l’anticipation. Pour le dire autrement, notre capacité de représentation de l’avenir est sérieusement affectée. La crise du coronavirus Covid-19 conforte cette hypothèse, celle d’un frein récurrent à interroger le futur et prendre soin de lui. En effet, encore aujourd’hui, bien des entreprises sont en attente des directives gouvernementales pour décider de la stratégie à mener à court et moyen terme. Un tel constat nous oblige à nous interroger sur les raisons de nos résistances envers l’avenir, d’essayer de comprendre cette non-aspiration à anticiper.
Une crise d’anticipation ?
Dans notre champ d’expertise, l’anticipation est au cœur du système. En situation de crise, il n’est pas simplement question de gérer mais plutôt de décider. La fonction d’anticipation est indispensable afin de pouvoir prendre « la moins mauvaise décision ».
Oser interroger l’avenir, procéder à un travail d’introspection permet d’explorer les éventuels « angles morts » qui régulièrement mettent à mal les stratégies des organisations. Si l’anticipation est source de production d’idées et de questionnements alors la brider, c’est prendre le risque d’amputer notre intelligence collective.
Or, le constat qui émerge au sein des organisations, des collectivités, des entreprises que nous accompagnons, c’est la puissante résistance hors et en contexte de crise à mobiliser cette action d’anticipation. Les gestionnaires de crise (RPCA, direction des risques…) soulignent à nouveau, face aux événements sanitaires actuels, combien il est difficile d’être entendu lorsque sont abordés les axes de réflexion visant à préparer l’avenir.
L’ambition collective de nos sociétés est sans conteste à l’origine de ce désaveu d’une conduite anticipatrice. La logique de l’urgence qui bouleverse notre rapport au temps en le soumettant au présent, nos peurs diffuses à choisir, à se projeter, à faire confiance, enfin l’obsession toujours plus croissante envers les intérêts individuels et l’absence de perspective font triompher la prévention et la précaution au détriment de la prospective et du projet d’avenir. Si l’anticipation est au cœur des débats qui touchent l’ensemble des sphères de la société - nous pensons notamment aux enjeux climatiques - elle emprunte la voie des modèles prédictifs, des scénarios et des simulations. L’objet anticipation est devenu un instrument technique et scientifique qui exclut le facteur humain et son rapport à l’avenir.
Pour une éthique de l’anticipation
Porter attention au futur suppose de changer nos modes de fonctionnement et nos pratiques, d’accepter de regarder autrement nos organisations et nos actions.
Nos modèles sont à questionner, sont sans doute à revoir. Le refus de prévoir ne peut qu’interroger l’expert en gestion des risques et des crises qui s’emploie à dire l’intérêt d’une anticipation transversale au sein des organisations.
Il n’est pas vain de rappeler l’aporie éthique qui, selon Hans Jonas, définit notre situation présente : nous avons l’obligation morale de prévoir les conséquences lointaines de nos choix mais nous ne pouvons pas les prévoir. Cette perception nous engage sur le chemin d’une éthique de l’anticipation qui se situerait au carrefour des savoirs, des disciplines, des enjeux et des pratiques, une anticipation plurielle, non figée, souple qui contient l’incertitude du présent et, dans ce contexte précisément, prend soin de l’avenir.
Cette anticipation comme démarche éthique dépend de l’humain et de son rapport au futur. Les acteurs au sein de nos systèmes actuels ne semblent pas être suffisamment préparés et entraînés pour penser hors du cadre dans lequel ils ont été formatés. La crainte d’être jugé par ses pairs peut également entraîner cette forme de résistance à l’anticipation.
On l’aura compris, l’anticipation comme éthique relève d’une question sociologique : nos sociétés peuvent-elles encore faire l’économie de penser le futur et ainsi refuser de dessiner un avenir en commun ? La fonction d’une éthique de l’anticipation serait d’évaluer les possibles formes d’attention à porter au futur, d’appréhender les différentes démarches d’anticipation qui s’offrent à nous. L’enjeu d’un tel projet est avant tout de bâtir un espace collectif et collaboratif fort dans nos sociétés, au sein de nos instances, de nos organisations susceptibles de réfléchir et de penser l’avenir en commun. Pour honorer cette démarche, il faut accepter que tous les acteurs présents au sein de nos groupes d’appartenance puissent être partie prenante de cette aventure.
Marianne Robinot Cottet-dumoulin et Eric Milton
26/05/2020