Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Philippe Bilger est Magistrat honoraire et Président de l'Institut de la Parole.
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Je ne sais pas pourquoi mais les vacances d'été sont propices chez moi à des interrogations que je n'ose qualifier de métaphysiques mais qui sont assez contradictoires avec la quotidienneté de la mer, du soleil et du repos.
Sans doute me sont-elles venues parce que entouré d'affection, totalement débarrassé des contraintes de la vie collective, spectateur du travail et de l'action des autres, émerveillé par la gestion de la matérialité, qui semble si naturelle pour certains à l'activité débordante, je me suis soudain demandé si cette oisiveté temporaire, ce décalage net par rapport à l'énergie de la plupart, ce retrait qui m'était offert et que j'acceptais, étaient seulement ce dont l'âge et le respect me faisaient bénéficier ou le résultat d'une inaptitude cultivée à l'égard du pratique de l'existence.
Je me suis rappelé le scénario de Jean-Paul Sartre "Les Jeux sont faits" où on offre à quelqu'un le droit de recommencer sa vie et où il lui fait suivre exactement le même cours qu'avant.
Faudrait-il tout refaire ? Tenter de m'intéresser aux matières scientifiques et à la géographie, accepter la rigueur des mathématiques, les implacables raisonnements sans nuance des résultats ne prêtant pas à controverse, m'efforcer d'appréhender les choses au lieu de n'être passionné que par les êtres, recommencer à zéro le parcours de mon histoire et procédant à moins d'exclusion, en ayant moins de répugnance pour tout ce que je ne sentais pas immédiatement accordé à moi, me donner en quelque sorte une seconde chance ?
Tout refaire ? Constituer les possibilités que j'avais peut-être chassées trop tôt comme des réalités ? Devenir un grand entraîneur sportif, embrasser la mise en scène de films, de théâtre ou d'opéra, me tourner véritablement vers la politique au lieu de la commenter, incarner autrement mon désir de justice et de vérité, trouver d'autres modalités pour exprimer ma passion de la liberté et de la contradiction, inventer un destin qui se serait nourri de ce que j'avais trop paresseusement rejeté ? Devenir un autre, au fond ?
Ou ne rien changer ?
Sans le moins du monde se surestimer, considérer qu'on ne réussit une vie qu'en n'ayant jamais rien programmé, estimer qu'il convient de laisser le fil des jours, les hasards et les aléas de l'existence, les bonnes ou mauvaises fortunes dessiner votre histoire avec un arbitrage qui en définitive saura faire le partage entre ce que vous avez de meilleur et ce que vous portez de moins bon, accepter de conclure que ce que vous êtes et êtes devenu représente forcément ce pour quoi vous étiez fait.
Laisser de côté le songe impossible et dévastateur d'apposer sur aujourd'hui un récit artificiel, ne pas conjuguer le réel et le virtuel, ne pas procéder aux noces débilitantes de votre histoire avec vos fantasmes, s'enclore dans ce qu'on est, sans arrogance, plutôt que s'illusionner sur des capacités dont il est trop facile de se créditer en chambre.
Ne rien changer mais que ce soit le contraire de l'immobilisme : si on savait le grand nombre de voyages possibles de soi à soi, on serait étonné !
12/09/2021