Un modèle européen de sécurité économique d’inspiration française ?

29/09/2023 - 14 min. de lecture

Un modèle européen de sécurité économique d’inspiration française ? - Cercle K2

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Stéphane Mortier travaille au Centre de Sécurité Économique et Protection des Entreprises, à la Direction Générale de la Gendarmerie Nationale.

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Depuis les années 1993-1994, l’intelligence économique tente d’émerger en France. Du Rapport Martre (1994) à la politique publique d’intelligence économique suite au Rapport Carayon (2003-2004) puis à la situation actuelle, l’intelligence économique semble se chercher de façon perpétuelle. La politique publique dédiée (devenue de « sécurité économique » en 2016) a connu de nombreuses inflexions allant de la « veille » à la « sécurité économique » en passant par « l’influence » et enfin plus spécifiquement aujourd’hui par le renseignement d’intérêt économique et le contrôle des investissements étrangers. Ces dernières années ont fait preuve de beaucoup d’avancées en la matière : création du Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), mise en place d’un Comité du renseignement d’intérêt économique (CORIE[1]), Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN) dédié à la sécurité économique,… Le Rapport d’information du Sénat intitulé « Anticiper, adapter, influencer : l'intelligence économique comme outil de reconquête de notre souveraineté[2] », déposé le 12 juillet 2023 par les sénateurs Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Baptiste Lemoyne, et ses 23 recommandations, au-delà d’un bilan de trente années d’intelligence économique, ouvre également quelques pistes d’évolution et de renformement du dispositif actuel.

Au-delà de la situation française (et passé presque inaperçu), le 20 juin 2023, la Commission européenne publiait un communiqué de presse intitulé « Une approche de l’UE pour renforcer la sécurité économique ». Il s’agit d’une communication conjointe de la Commission européenne et du haut représentant concernant une stratégie européenne en matière de sécurité économique. Cette stratégie « définit un cadre commun pour assurer la sécurité économique en favorisant le tissu économique de l'UE et sa compétitivité, en protégeant contre les risques et en établissant des partenariats avec le plus large éventail possible de pays pour faire face aux préoccupations communes et aux intérêts partagés ». 

Le contexte des dernières années (pandémie de la COVID-19 suivie du conflit Russie-Ukraine) a fait prendre conscience, en Europe, des dépendances économiques qui s’étaient peu à peu installées depuis quelques décennies. Masques, semi-conducteurs, métaux rares, matériaux de construction,...mais également souveraineté alimentaire ont été les révélateurs de nos propres carences. Pourtant, puissance normative dotée d’une véritable stratégie, l’UE est clairement un acteur majeur de la guerre économique et contrairement à ce qui est souvent véhiculé, n’est pas en reste. Elle impose aux acteurs économiques une éthique partagée intra et extra-muros, une forme d’« extraterritorialité cosmopolitique » dans un idéal de paix perpétuelle. En d’autres termes il s’agit d’un encerclement cognitif visant à atteindre des objectifs stratégiques (compétitivité du tissu économique européen et in fine emploi et bien-être des citoyens)[3]. Voilà qui est finement joué bien que souvent décrié…

Bref, il semble qu’au-delà de cette stratégie, l’UE met en place une véritable politique européenne de sécurité économique. Elle identifie à ce titre quatre catégories de risques :

  • Risques pour la résilience des chaînes d’approvisionnement, y compris en matière de sécurité énergétique ;
  • Risques pour la sécurité physique et pour la cybersécurité des infrastructures critiques ;
  • Risques liés à la sécurité des technologies et aux fuites de technologies ;
  • Risques d’instrumentalisation des dépendances économiques ou de coercition économique.

 Voici qui correspond à l’identification de risques liés à la défense des intérêts fondamentaux, non plus de la Nation, mais de l’Union… Irait-on alors plus loin que ce que prévoyait déjà le  règlement européen n°2019/452 du Parlement européen et du Conseil du 19 mars 2019 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union ? Ce dernier définit en effet très concrètement un dispositif visant à protéger les intérêts fondamentaux des États membres tout en assurant un régime d’investissement ouvert. Ce sont alors les États membres qui jouent le rôle central puisqu’il est rappelé que les intérêts en matière de sécurité nationale relèvent de leur compétence (art.3.1°). Or dans le communiqué de presse du 20 juin 2023, il est indiqué que : « La stratégie propose une méthode pour cette évaluation des risques. Celle-ci devrait être réalisée par la Commission et les États membres, en coopération avec le haut représentant, le cas échéant, et avec la contribution du secteur privé ». Il semblerait que la Commission, sans toutefois prendre le lead, joue un rôle capital dans cette stratégie de sécurité économique, ce qui pousse dans le sens de la défense d’intérêt fondamentaux communs, de l’Union.

Il est frappant de voir à quel point la dimension stratégique de la sécurité économique est mise en avant dans ce communiqué de presse. Un parallèle évident est à faire avec la politique publique de sécurité économique française (PPSE). En effet, trois points d’attention en vue de réduire les risques susmentionnés (et donc de mener une véritable politique européenne de sécurité économique) sont particulièrement proches de l’idée de défense des intérêts fondamentaux en matière économique, industrielle et scientifique (tel qu’en France les intérêts économiques, industriels et scientifiques comptent parmi les intérêts fondamentaux de la Nation) :

  • Promouvoir la compétitivité de l'UE, en renforçant le marché unique, en soutenant une économie forte et résiliente, en investissant dans les compétences et en favorisant la base de recherche ainsi que la base technologique et industrielle de l'UE ;
  • Protéger la sécurité économique de l'UE au moyen d'une palette de politiques et d'outils existants, et en envisager de nouveaux pour combler les lacunes éventuelles. Cela serait fait de manière proportionnée et précise, de façon à limiter toute répercussion négative non intentionnelle sur l'économie européenne et mondiale; 
  • Établir des partenariats avec le plus large éventail possible de partenaires afin de renforcer la sécurité économique, notamment en promouvant et en finalisant des accords commerciaux, en renforçant d'autres partenariats, en appuyant l'ordre économique international fondé sur des règles et les institutions multilatérales, telles que l'Organisation mondiale du commerce, et en investissant dans le développement durable par l'intermédiaire de la stratégie « Global Gateway » (nouvelle stratégie européenne visant à développer des liens intelligents, propres et sûrs dans les domaines du numérique, de l’énergie et des transports et à renforcer les systèmes de santé, d’éducation et de recherche dans le monde entier[4]). 

 
Pour mener à bien ses trois objectifs, le communiqué de presse évoque 11 actions que l’on peut mettre en parallèle avec plusieurs axes de la PPSE et avec certaines recommandations du Rapport Lienemann :

  • Élaborer, avec les États membres, un cadre pour l'évaluation des risques affectant la sécurité économique de l'UE, ce qui inclut l'établissement d'une liste des technologies qui sont essentielles pour la sécurité économique et l'évaluation de leurs risques en vue de concevoir des mesures d'atténuation appropriées. Cela rejoint la PPSE française pour laquelle trois listes d’entités ou de technologies à protéger en priorité pour la souveraineté économique ont été adoptées (une liste nationale, confidentielle, d’entreprises stratégiques, une liste de technologies critiques, et une liste de laboratoires et organismes publics de recherche[5]) ;
  • Engager un dialogue structuré avec le secteur privé afin de développer une compréhension collective de la sécurité économique et d'encourager ces entreprises à faire preuve de diligence et à mettre en œuvre une gestion des risques à la lumière des préoccupations en matière de sécurité économique. C’est ce que font les différents acteurs de la PPSE française au travers de leurs actions de sensibilisation auprès des acteurs économiques. A ce titre, la gendarmerie nationale a publié un outil de sensibilisation intitulé « Jeu des 8 familles d’atteintes à la sécurité économique[6] », diffusé auprès des chefs d’entreprise. Cela est également rappelé dans la 11ème recommandation du Rapport Lienemann : « former des correspondants intelligence économique au niveau des compagnies de gendarmerie (arrondissements) pour démultiplier les capteurs et les habiliter à conduire des visites de sensibilisation afin de toucher les PME-TPE au plus près des territoires ». Les recommandations 13 et 20 implicitement rappelle ce rôle crucial de la sensibilisation, notamment par la participation du secteur privé aux instances en charge de l’intelligence économique (création d’un comité régional d’intelligence économique rassemblant les services de l’État, les collectivités, les opérateurs économiques, les centre de recherche et les entreprises ; création d’une conférence annuelle regroupant tous les acteurs publics et privés) bien qu’un dispositif régional similaire soit déjà en place depuis de nombreuses années. En effet, le SISSE dispose d’un réseau de délégués (DISSE) positionnés en services déconcentrés, sous l’autorité des Préfets de région. Ils coordonnent la détection d’alertes sur des menaces étrangères grâce à l’intelligence économique territoriale[7] ;
  • Continuer à soutenir la souveraineté technologique de l'UE et la résilience de ses chaînes de valeur, notamment en développant des technologies critiques dans le cadre de la plateforme relative aux technologies stratégiques pour l'Europe (STEP). A nouveau, cela correspond à la liste des technologies critiques établie en France ;
  • Réexaminer le règlement sur le filtrage des investissements directs étrangers. Celui-ci (évoqué supra) est déjà, en l’état actuel, un outil particulièrement utile et performant, largement usité dans le cadre de la PPSE française : le site du SISSE indique en effet « lorsqu'une menace étrangère est détectée, comme un rachat hostile contre une pépite technologique ou un fleuron industriel [...] », ce qui correspond bien à un contrôle des investissements étrangers. Cela fait également l’objet des recommandations 2 et 3 du Rapport Lienemann (abaissement des seuils de droits de vote pour déclencher la procédure de contrôle de l’investissement étranger et suivi des autorisations d’investissement) ;
  • Examiner les possibilités permettant d'assurer un soutien ciblé adéquat à la recherche et au développement dans le domaine des technologies à double usage. Les biens à double usage sont des biens sensibles, généralement, destinés à des applications civiles, mais pouvant être utilisés à des fins militaires. Il revêtent par conséquent une sensibilité toute particulière qui fait l’objet de contrôles et de suivis particuliers ;
  • Mettre pleinement en œuvre le règlement de l'UE relatif au contrôle des exportations de biens à double usage et présenter une proposition visant à garantir son efficacité et son efficience. Le règlement (UE) 2021/821 du Parlement et du Conseil du 20 mai 2021 instituant un régime de l’Union de contrôle des exportations, du courtage, de l’assistance technique, du transit et des transferts en ce qui concerne les biens à double usage, entré en vigueur le 9 septembre 2021 stipule bien la prise en considération des éléments de sécurité nationale dans son 2ème considérant. Il vise également à fournir des orientations aux PME « sans que cela porte atteinte à la compétitivité mondiale des exportateurs de biens à double usage ou d’autres industries connexes ou des universités ». Il y a donc bien une volonté de protections des actifs stratégiques, y compris en matière de biens immatériels ;
  • Examiner, avec les États membres, quels risques pour la sécurité peuvent résulter des investissements sortants. La question sous-jacente à cette proposition est très clairement celle du transfert de technologie, sujet ô combien sensible en matière de sécurité économique. Cela peut également faire l’objet de réflexions dans le cadre des Comité stratégiques de filière évoqué dans la recommandation 19 du Rapport Lienemann ;
  • Proposer des mesures visant à améliorer la sécurité de la recherche afin de garantir une application systématique et rigoureuse des outils existants, de recenser les lacunes qui subsistent et d'y remédier. A l’instar de ce qui est pratiqué en France, cette proposition pointe la nécessité d’élaborer une liste de laboratoires et organismes publics de recherche afin d’y adjoindre une couche de sécurité qui fait parfois (et souvent) lacune. C’est exactement ce que la recommandation 5 du Rapport Lienamnn propose : « inciter chaque organisme de recherche à se doter d’un schéma directeur pour l’intelligence économique [...et] à nommer un référent pour l’intelligence économique » ;
  • Étudier l'utilisation ciblée des instruments de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) pour renforcer la sécurité économique de l'UE, y compris la boîte à outils cyberdiplomatique ou celle de la diplomatie hybride, ainsi que la boîte à outils relative aux activités de manipulation de l'information et d'ingérence menées depuis l'étranger (FIMI). L’Union estime que la désinformation et la manipulation de l’information sont devenues de véritables armes de la guerre moderne qui menacent tant la démocratie que la sécurité. Le lien avec la cybersécurité est établi dans un rapport de l’ENISA (European Union Agency for Cybersecurity) de décembre 2022, ce qui rejoint en quelques sortes la loi française relative à la lutte contre la manipulation de l’information du 22 décembre 2018. Quant à la boite à outils cyberdiplomatique, il s’agit d’un cadre pour une réponse diplomatique conjointe de l'UE et qui contribue à la prévention des conflits, à la réduction des menaces qui pèsent sur la cybersécurité et à une stabilité accrue des relations internationales[8]. Les technologies numériques sont également devenues des paramètres concurrentiels essentiels qui peuvent modifier les rapports de force géopolitiques. A ce titre, l’UE souhaite que la diplomatie numérique devienne une composante essentielle et fasse partie intégrante de l'action extérieure de l'UE, et soit étroitement coordonnée avec les autres politiques extérieures dans le domaine cyber et de la lutte contre les menaces hybrides, y compris la manipulation de l'information et l'ingérence étrangères[9]. La diplomatie européenne pourrait être un acteur majeur de la sécurité économique et se muer tant en centre de veille que de rempart contre la manipulation de l’information et les ingérences étrangères visant le tissu économique stratégique européen.https://www.entreprises.gouv.fr/fr/securite-economique/service-de-l-information-strategique-et-de-la-securite-economiques-sisse 
  • Charger la capacité unique d'analyse du renseignement de l'UE (SIAC) d'œuvrer spécifiquement à la détection d'éventuelles menaces pour la sécurité économique de l'UE. Mettre le renseignement au cœur de la stratégie de sécurité économique correspond à ce qui est usité en France (CORIE évoqué supra) et est clairement inscrit dans la stratégie nationale du renseignement publiée en 2019 : « Le Renseignement doit ainsi contribuer à la détection de ces menaces [susceptible d’affecter les intérêts économiques, industriels et scientifiques de la Nation] afin de limiter les risques de déstabilisation, d’affaiblissement ou de captation de nos actifs stratégiques dans la compétition internationale[10] ». La recommandation 8 du Rapport Lienemann insiste également sur le rôle du renseignement en matière d’évaluation de la menace. Quant à la recommandation 18, elle sous-entend de laisser une place au renseignement d’affaires issus des cabinets d’intelligence économique ;
  • Veiller à ce que la protection et la promotion de la sécurité économique de l'UE soient pleinement intégrées dans l'action extérieure de l'Union européenne et intensifier la coopération avec les pays tiers sur les questions de sécurité économique. Le rôle de la diplomatie et des relations extérieurs est à nouveau rappelé et constitue peut-être l’élément supplémentaire qui manque, ou n’est pas suffisamment mis en exergue dans la PPSE française. Bien que la recommandation 14 du rapport Lienemann ait un petit volet international (apposer un volet intelligence économique aux schémas régionaux de développement économique, d’innovation et d’internationalisation [SRDEII]) il se cantonne  aux relations internationales transfrontalières et donc intra-européennes (ou espace économique européen).

Trente ans d’intelligence économique en France ont façonné le paysage de la sécurité économique qui a atteint une certaine maturité ces dernières années. Le récent Rapport « Anticiper, adapter, influencer : l'intelligence économique comme outil de reconquête de notre souveraineté » vient à point nommé pour tenter à la fois de diffuser le modèle en place et d’apporter des pistes de renforcement. Mais en soi, rien de bien nouveau. Par contre, le fait que la Commission européenne communique sur une stratégie de sécurité économique pour l’Union est un fait particulièrement important, novateur et stratégique pour l’avenir. Nos adversaires dans la guerre économique sont de véritables géants (États-Unis, Chine, Inde,...ou plutôt Amérique du Nord, BRICS,…). Sommes-nous en mesure, malgré notre positionnement économique et géostratégique, de faire face, seul ? Telle est la question… Nos partenaires européens ne sont pas toujours vus comme tels mais parfois aussi comme des adversaires ; alors quelles concessions seront nécessaires pour qu’une véritable politique de sécurité économique puisse voir le jour ? Cette difficulté sera d’autant plus importante que, tant dans la stratégie européenne que dans la PPSE française, le rôle des services de renseignement occupe une place importante. On mesure aisément les difficultés à venir en la matière mais force est de constater que la stratégie européenne proposée par la Commission repose grandemment sur ce que la France a mis en place ces 20 dernières années. Contrairement à ce que beaucoup véhiculent, la France exerce une véritable influence normative : loi informatique et liberté sur le RGPD, loi sur le devoir de vigilance de 2017 sur les travaux européens relatif au devoir de diligence, politique publique de sécurité économique sur la stratégie européenne de sécurité économique,… De plus, en mars 2023, la stratégie d’influence par le droit[11] publiée par la Ministère de l’Europe et des affaires étrangères vient affirmer cette dynamique offensive. Bref, l’intelligence économique « à la française » comme décrite initialement dans le Rapport Martre[12] semble, avec le temps, réussir à s’exporter dans les instances européennes. Il faut y voir une victoire et probablement des avancées majeures pour le concept d’intelligence économique et la réalisation d’objectifs stratégiques communs en matière de sécurité économique.

 
Le 21 septembre 2023, une proposition de loi transpartisane intitulée « Proposition de loi visant à faire de l’intelligence économique un outil de reconquête de notre souveraineté » a été déposée au Sénat[13]. A l’instar de l’épopée du « secret des affaires » il y a quelques années, cette proposition de loi finira-t-elle dans les instances européennes pour que l’intelligence économique, enfin, soit reconnue comme telle au niveau supranational ?
 

Stéphane Mortier

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[1]  Voir lien

[2] Téléchargeable sur lien

[3] Voir lien 

[4] lien

[5] Voir le site du SISSE : lien

[6] Téléchargeable sur lien

[7] lien

[8] lien

[9] lien

[10] lien

[11] Voir lien

[12] Disponible sur lien

[13]  Voir lien

29/09/2023

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