Et si les philosophies antiques nous aidaient à penser demain ?

07/09/2021 - 6 min. de lecture

Et si les philosophies antiques nous aidaient à penser demain ? - Cercle K2

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Vanessa Mendez accompagne les projets d'innovation sociale et est membre de la Chaire de recherche et d'enseignement "Paix Economique" à la Grenoble Ecole de Management.

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La pause estivale n’a pas effacé le caractère sombre de l’actualité et son cortège de nouvelles diffusées ad nauseam par les médias et les réseaux sociaux. Pêle-mêle … Sur le front international, le retour au pouvoir des Talibans en Afghanistan, la persistance de la pandémie et ses impacts pluriels indésirables, la fascination d’une poignée de milliardaires pour la conquête spatiale, le nombre record d’introductions en bourse … Plus près de chez nous, dans l’hexagone, la polémique sur le pass sanitaire, l’arrivée de Lionel Messi au PSG, les feux de forêts dévastateurs en Méditerranée, le dévoilement des candidats à l’élection présidentielle sans omettre, en toile de fond, la crise écologique. 

Au delà de la dimension sensationnaliste de certains contenus, ce rapide survol permet de prendre la mesure des sujets qui agitent notre société et bouleversent ses fondamentaux. Face à la nécessité de repenser le capitalisme et la globalisation inégalitaire, nous observons l’émergence lente de transformations profondes, structurelles, systémiques et irréversibles annonciatrices d’un renouveau de grande ampleur économique, politique et social. Même si le changement est inhérent à la vie s’inscrivant dans le principe universel d’impermanence, il est rarement bien accueilli car il exige de sortir de sa zone de confort et de laisser derrière soi ce qui est stable et familier. Le changement nous arrache généralement à une situation ou un contexte jugé confortable, entrainant de facto une perte de repères. Ce processus bien connu en psychologie correspond à celui du deuil caractérisé par sept étapes successives, à savoir l’état de choc, le déni, la colère, la peur, la tristesse, l’acceptation et enfin, la sérénité. Il est difficile d’évaluer à quel stade l’humanité se trouve en ce qui concerne les évolutions à marche forcée de nos modes de vie et des modèles d’affaires des entreprises sous la pression conjuguée de l’urgence climatique, de l’intelligence artificielle et de la crise sanitaire. Après d’importantes et d’inévitables remises en question, les anciennes structures se dissolvent progressivement, la trame de nouveaux schémas collectifs se dessine, les rapports entre les individus et les institutions se modifient au profit de plus d’horizontalité, d’innovation et d’indépendance. 

Cette transition d’une rive à l’autre est pour le moins insécurisante et déstabilisante. La crise sanitaire, phénomène que l’on peut considérer comme conjoncturel par rapport à la crise écologique, a renforcé ce sentiment. Ainsi, la santé mentale des Français a subi une détérioration depuis l’apparition de l’épidémie de Covid-19 en raison des perturbations de vie qu’elle a engendrées. Une récente enquête de l’Agence nationale de santé publique a révélé que 3 millions de Français souffrent de troubles psychiques sévères tandis qu’un tiers des personnes interrogées présentent un trouble dépressif ou anxieux. La perte de lien social, le repli sur soi, l’augmentation du stress, les nouvelles habitudes de travail, la précarité économique, les troubles du sommeil, la porosité croissante entre vie privée et vie professionnelle… sont autant de facteurs explicatifs de la fragilisation psychologique. Par ailleurs, le changement climatique a fait apparaitre de nouveaux maux dont la solastalgie ou l’éco-anxiété qui se définit comme un état de détresse lié au dérèglement climatique qui frappe plus particulièrement les jeunes. Un autre indicateur vient confirmer l’inquiétude ressentie par les Français: le niveau d’épargne. Avec près de 142 milliards de plus que la normale thésaurisés en une année de pandémie, un nouveau record en matière d’épargne a été atteint. 

Face au sentiment d’impuissance et à la tentation du découragement, comment garder le cap et vivre sereinement avec soi, les autres et le monde ? Comment naviguer et prendre des décisions éclairées dans un environnement de plus en plus incertain, volatil et complexe ? Comment continuer de « croire » et ne pas renoncer à produire du sens ? Le regard réflexif des sciences humaines, en particulier la philosophie, offre des perspectives intéressantes et des clés de compréhension et de décryptage de notre monde avec lequel nous entretenons un rapport aliéné. L’homme se préoccupe de mener une vie bonne depuis l’Antiquité. Platon, Socrate, Epictète, Diogène et d’autres philosophes ont développé des approches du bonheur vertueuses, sages ou encore cyniques - dans tous les cas complémentaires - qui restent aujourd’hui d’une étonnante actualité. En effet, elles embrassent tous les questionnements qui traversent notre époque: la vérité et l’erreur, la vie et la mort, la justice et la responsabilité, le bien et le mal, le temps et l’éternité, l’âme et le corps, la vertu et le vice, l’homme et le divin… La particularité de la pensée antique est d’associer les interrogations sur l'être aux discussions sur l’organisation et le fonctionnement de la cité. En effet, le rapport de l’individu au collectif qui occupe une place centrale dans la philosophie politique, a servi d’appui à la réflexion sur les lois, les institutions, la démocratie et la citoyenneté. 

Pour Platon, le bonheur est à rechercher dans le monde des idées et des idéaux. Non lié aux biens matériels, il résulte d’une harmonie intérieure et politique atteinte au travers de vertus. Pour les stoïciens, le bonheur ne découle que de circonstances maîtrisables qui dépendent de nous. Préoccupé par la paix de l’âme, le discours des stoïciens met en exergue la vie spirituelle et la nécessité d’accepter ce qui est, dans une forme de détachement. Quant aux cyniques dont Diogène est la figure emblématique, le bonheur n’est pas relatif au statut ni aux désirs artificiels. Il se forge dans l’autarcie et la liberté en dehors des conventions de la vie sociale, dans une marge à créer. Enfin, loin de l’image d’Epinal, le bonheur épicurien vise la satisfaction pleine et entière de besoins naturels essentiels, alternant entre hédonisme et ascétisme. 

Contemporain de Platon, Hippocrate, considéré comme le père de la médecine, a également contribué, à sa façon, à fonder une éthique du bonheur. Alors que de nombreux débats publics et conversations privées ont pour objet la crise sanitaire, il est dommage d’observer que le principe phare d’Hippocrate « primum non nocere » (d’abord ne pas nuire) ne soit pas davantage mis en avant. Apparaissant pour la première fois dans le traité des épidémies, ce précepte peut sembler une évidence. Cependant, après une deuxième lecture, il souligne que tout remède ou soin, physique ou psychique, comporte des effets secondaires qui peuvent se révéler toxiques. Cette approche, également connue sous le nom de « do not harm », est pratiquée dans le secteur des ONG et de l’aide au développement. Le changement, en particulier social, advient rarement sans tension entre les objectifs de transformation et les effets des interventions potentiellement négatifs pour les parties prenantes.

Si l’on transpose le principe de « ne pas nuire » à un cadre plus large que le champ médical, la notion consistant à ne pas causer du tort aux autres, est certainement l’une des conditions d’une vie bonne et d’une société pacifiée. La notion « à autrui » peut être étendue au delà des êtres humains pour intégrer l’environnement, la biodiversité, les écosystèmes naturels. La compréhension profonde de l’injonction « ne pas nuire » permet de transformer la conscience de son appartenance au monde et de son interdépendance avec autrui. Le fait d’éprouver l’existence de ce lien permet une resensibilisation et une reconnexion au Vivant et, par là même, la création d’un espace pour la considération à l’égard de ce qui est autre, différent. Ainsi, nous changerions peut-être de regard sur un arbre mort qui aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, a plus de valeur qu’un arbre en vie. Nous serions probablement plus susceptibles de comprendre pourquoi nous avons jugé que l’éloignement de la Nature et sa destruction étaient un progrès. Et nous nous interrogerions aussi éventuellement sur ce qui fait l’accomplissement d’un homme et la réalisation de sa véritable nature. 

Le recours à la philosophie des Anciens pour mieux vivre aujourd’hui et raisonnablement penser demain n’est pas un simple exercice intellectuel. Une pensée ne peut vivre qu’en actes. Les questionnements soulevés par notre temps sont d’ordre existentiel avant d’être technique. L’ensemble des philosophies grecques ont en commun de proposer une réflexion qui transforme l’intériorité, la manière de vivre et le regard sur le monde. Il faut savoir oser la méthode philosophique; elle peut dévoiler des dimensions de la réalité que nous ne souhaitons pas voir comme la futilité des choses auxquelles nous sommes pourtant attachés. La philosophie antique est une chance en ce sens qu’elle offre l’opportunité d’exercer notre capacité d’étonnement, de problématisation, de mise en perspective et notre esprit critique pour créer demain. L’ingénierie philosophique constitue une ressource puissante pour conduire le changement. 

Vanessa Mendez

07/09/2021

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