[Groupe K2] Le Big Data et les mutations du monde du travail
07/12/2022 - 6 min. de lecture
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Gilbert Cette est Economiste & Professeur à NEOMA Business School.
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Le Big Data a favorisé l’émergence de plateformes numériques qui, dans certaines activités comme la livraison ou le transport urbain, ont pris une place considérable et suscité beaucoup de débats et d’inquiétudes concernant l’avenir du salariat. C’est l’un des aboutissements parmi les plus marquants et débattus des évolutions technologiques récentes. Ces évolutions ont facilité la réalisation d’algorithmes sophistiqués, permettant la mise en contact d’un donneur d’ordre et d’un prestataire, organisée par une plateforme numérique qui peut suivre la prestation et les conditions de sa réalisation, et pratiquer la facturation du client et la rémunération du prestataire. Uber, dans le transport urbain, est la première plateforme de ce type. Elle n’a été créée qu’en 2010 et fut imitée ensuite par de nombreuses autres plateformes, aussi bien dans le transport urbain que dans la livraison à domicile où Deliveroo est l’un des acteurs parmi les plus connus. D’autres activités de services pourraient être concernées par l’émergence de prestations organisées par des plateformes numériques du même type. On peut par exemple penser à la coiffure mais aussi à de nombreuses prestations de services à domicile, comme certains services de santé, de garde d’enfants, de ménage, etc.
Les travailleurs des plateformes de VTC, type UBER, ou de livraison, type Deliveroo, relèvent d’un statut d’indépendants et non de salariés. Ils sont fortement subordonnés et pâtissent, en comparaison avec les salariés, d’un important déficit de protections. Ce déficit ne se limite pas au domaine social (chômage, retraite, etc.). Il concerne également d’autres domaines comme la rémunération minimale (les salariés sont protégés par un salaire minimum, le SMIC en France, sans équivalent pour les indépendants), le droit au repos et les conditions de travail (par exemple, le droit national et supranational définit des amplitudes maximales au temps de travail des salariés, sans équivalent pour les indépendants), la contestation d’une séparation qui prend pour eux la forme d’une déconnexion (la séparation à l’initiative de l’employeur prend pour les salariés la forme d’un licenciement dont les motifs peuvent être contestés en Prud’hommes).
Ce déficit de protections des travailleurs indépendants des plateformes comparés aux salariés a nourri deux types d’angoisse.
Une première angoisse est quantitative : elle repose sur la crainte que le travail indépendant médiatisé par les plateformes se substitue progressivement au travail salarié. La part, dans l’emploi total, des travailleurs indépendants fortement subordonnés et pâtissant d’un déficit de protections augmenterait au détriment du travail salarié. En d’autres termes, cette angoisse est celle d’une ubérisation croissante du monde du travail, permise par les développements technologiques et le Big Data. Mais l’analyse des données statistiques sur les trois dernières décennies amène, au moins pour l’instant, à rejeter cette crainte. Dans les 39 pays actuellement membres de l’OCDE, à l’exception de trois d’entre eux, la part de l’emploi indépendant dans l’emploi total est demeurée stable ou a diminué sur les trois dernières décennies. Les trois pays qui font exception sont les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la France. Cette et Lopez (2022)[1] ont montré que, dans ces trois pays, l’augmentation de la part de l’emploi indépendant dans l’emploi total s’explique par la mise en œuvre de politiques très volontaristes simplifiant la réglementation et accordant des avantages fiscaux à l’emploi indépendant, dès le début des années 2000 (soit bien avant l’émergence des plateformes) aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, et à partir de 2008 en France (avec la création du statut d’auto-entrepreneur, puis de micro-entrepreneur). Il apparaît donc que l’angoisse quantitative trouve peu de confirmation dans les chiffres.
La seconde angoisse est qualitative : il est difficilement acceptable que des travailleurs, dont la part demeure certes faible, pâtissent structurellement d’un déficit de protections, comparés aux salariés, alors même qu’ils sont très fortement subordonnés, par l’usage d’algorithmes informatiques facilités par les innovations technologiques et le Big Data, à des plateformes numériques qui ne sont pas juridiquement leurs employeurs.
Les réponses des différents pays à ce déficit de protection sont contrastées en Europe. Un grand nombre de pays, dont ceux de l’Est de l’Europe, demeurent dans une logique de laisser-faire qui maintient le déséquilibre de protections évoqué plus haut. D’autres pays, comme le Royaume-Uni et l’Italie, ont créé une nouvelle catégorie de travailleurs, intermédiaire entre le salarié et l’indépendant. Ce choix complexifie davantage la situation puisqu’une frontière parfois floue entre salarié et indépendant fortement subordonné est remplacée par deux frontières tout aussi floues entre cette nouvelle catégorie et chacune des deux autres, et les travailleurs relevant de cette nouvelle catégorie subissent toujours un appauvrissement de leur protection, comparativement aux salariés. Un dernier groupe de pays, comme l’Espagne, a décidé de basculer ces travailleurs dans le salariat. Mais un tel choix, préconisé par certains dans le débat public en France, appelle deux remarques. Tout d’abord, dans leur très grande majorité, ces travailleurs préfèrent le statut d’indépendant à celui de salarié. Le travail indépendant est souvent, pour eux, l’occasion de mettre un pied sur le marché du travail formel dont ils sont éloignés. C’est un premier effet très positif de l’émergence de ce type de travail. Ensuite, ce basculement fait perdre des formes de flexibilité utiles à ces activités, ce qui peut les brider fortement au détriment du consommateur. Deliveroo a d’ailleurs décidé de cesser ses activités en Espagne. Rappelons que, dans de nombreux pays, l’émergence des VTC a permis de contourner le monopole des taxis qui s’opposaient, parfois avec violence, à toute réforme de leur profession. L’émergence des VTC a ainsi permis de faire cesser, dans le transport urbain privé, le rationnement de la demande par l’offre, ce qui est favorable à l’activité et à l’emploi. C’est un second effet très positif de l’émergence de ce type de travail.
La France a choisi une autre voie, préconisée par Jacques Barthelemy et moi-même (voir par exemple op. cit. 2017), consistant à amener les partenaires sociaux à construire eux-mêmes les normes protectrices adaptées à ces activités. L’autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE), présidée par Bruno Mettling, a ainsi organisé, du 9 au 16 mai 2022, les premières élections professionnelles dans ces activités. Le taux de participation y a été plus faible qu’aux élections TPE de 2021 (5,4 %) : il est de 1,8 % pour les 84 000 livreurs inscrits et de 3,9 % pour les 39 000 conducteurs de VTC. Mais il s’agit d’une première et la sensibilisation à l’importance de ce scrutin n’était pas encore élevée parmi une population peu familiarisée au vote et, surtout pour les livreurs, très instable. Une nouvelle consultation aura lieu dans deux ans avant la mise en place d’un cycle de quatre ans. Dans les deux activités, livraison et VTC, une grande majorité des suffrages s’est portée sur des organisations favorables au statut d’indépendant. Dès la fin de l’année 2022 et après la désignation des représentants des plateformes, les négociations s’amorceront sur les questions difficiles de la rémunération minimale, des conditions et horaires de travail, de la transparence des algorithmes.
La France a donc choisi une approche privilégiant la négociation collective pour construire des normes protectrices, adaptées aux spécificités des plateformes et de leurs travailleurs. Il faut souhaiter un plein succès à cette approche dès les négociations de 2022 et qu’elle pourra constituer une voie reconnue par la directive sur les plateformes d’emploi dont un projet est en discussion en Europe. Les normes issues de la négociation collective sont les plus à même de concilier au mieux protection des travailleurs et efficacité économique. Le Big data a favorisé l’émergence et le développement de certains types d’activités favorables à la croissance et à l’emploi. Né dans la civilisation de l’usine, le droit du travail doit cependant encore s’adapter pour que ses protections s’étendent à ces nouvelles formes d’emploi, sans en brider le dynamisme.
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[1] Gilbert Cette et Jimmy Lopez (2022), "Promoting self-employment : Does it create more employment and business activity", Labour, vol. 36, pp. 94-114.
Cette Tribune s'inscrit dans le cadre du Groupe K2 "Enjeux du Big Data" composé de :
Kevin Dumoux est Co-créateur du Cercle K2, Conseil en Stratégie, Transformations digitales et M&A - Messaoud Chibane (PhD) est Directeur du MSc Finance & Big Data, NEOMA Business School, Lauréat du Trophée K2 "Finances" 2018 - Shirine Benhenda (PhD) est Experte en Biologie moléculaire, données OMICS - Sonia Dahech est Directrice CRM, Trafic et Data omnicanal chez BUT - Franck DeCloquement est Expert en intelligence stratégique, Enseignant à l'IRIS et l'IHEDN, Spécialiste Cyber - Franck Duval est Administrateur des Finances publiques, Directeur adjoint du pôle gestion fiscale, DDFiP 92 - Yara Furlan est Trader Social Media chez Publicis Media - Jean-Baptiste Harry est HPC & AI Solution Architect & pre sales EMEA chez NEC Europe - Timothé Hervé est Risk Manager à la Banque de France - Aurélie Luttrin est Président, Eokosmo - Yann Levy est Data Analyst, Expert BI - François Marchessaux est Senior Partner, Franz Partners - Conseil en Stratégie & Management - Aurélie Sale est Coach Agile chez Renault Digital - Jun Zhou est Entrepreneur, Lecturer & Consultant in Chinese Social Media
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07/12/2022