[Groupe K2] Marine et société civile - Note de synthèse et Rapport complet

25/04/2024 - 19 min. de lecture

[Groupe K2] Marine et société civile - Note de synthèse et Rapport complet - Cercle K2

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Sommaire 

 

Avant-propos, par Sophie Panonacle, députée de la Gironde, présidente du Conseil National de la Mer et des Littoraux 

01 - Note de synthèse

02 - Géopolitique maritime

  • Panorama des marines nationales, Fragmentation de la mondialisation, Bataille navale au Moyen-Orient, Il faut bien deux océans pour un grand pays, La guerre navale autour de l'Ukraine, par l'amiral Oudot de Dainville, amiral (2S) et ancien chef d'état-major de la Marine 
  • La Marine israeélienne dans la Guerre de Gaza, par Edouard Cohen-Tannoudji, pilote d'essais expérimentaux, Israël Aerospace Industries
  • La résilience de nos modèles économiques est-elle satisfaisante dans ce contexte de permacrise maritimine ?, Thalassopolitique de la mondialisation : enjeux et perspectives d'une révolution en cours, par Florian Manet, colonel gendarmerie nationale, essayiste
  • Les relations franco-américaines dans l'Indopacifique, par Franck Amato, consultant en gestion de crise
  • L'Indo-Pacifique, entretien avec Benjamin Blandin, doctorant en relations internationales, Institut Catholique de Paris
  • Vaincre en mer au XXIème siècle, entretien avec Thibault Lavernhe, capitaine de vaisseau, et François-Olivier Corman, capitaine de frégate
  • Mer et sécurité alimentaire, entretien avec Sébastien Abis, directeur général, Club DEMETER 

03 - Lutte contre la criminalité en mer

  • La thalassocratie criminelle, perturbateur démasqué de la croissance bleue, La lutte contre le narco-trafic international, une invitation à la thalassopolitique, L'or blanc, menace hybride portée à la sécurité nationale ou comment la thalassopolitique contribue à la sécurité des populations, par Florian Manet, colonel gendarmerie nationale, essayiste
  • Le droit pénal et la protection de l'espace maritime, par Olivier Dion, Chef du service de la réglementation et du contrôle des activités maritimes, DIRM, Manche Est, Mer du Nord, et Pierre-Henri Gout, avocat associé, cabinet FIDAL
  • Piraterie maritime : qualification et zones d'ombre, par Yann Tephany, maître de conférences, Université des Antilles 

04 - Les activités économiques maritimes

  • L'industrie navale française et les perspectives européennes, par Alain Bovis, Président de l'Académie de marine
  • La pêche, un secteur d'avenir, entretien avec Geoffroy Dhellemmes, directeur général, France Pélagique
  • Porte-conteneurs et modes de propulsion alternatifs : l'exemple du porte-conteneurs Jacques Saadé, entretien avec Emmanuel Delran, directeur des opérations CMA-CGM
  • Géopolitique des câbles sous-marins : « 20.000 câbles sour les mers », entretien avec Didier Dillard, président d'Orange Marine 

05 - Economie bleue et ressources maritimes

  • Les Grands fonds marins, Grands fonds, à fond et en grands, par l'amiral Oudot de Dainville, amiral (2S) et ancien chef d'état-major de la Marine
  • L'Europe et les énergies marines : état des lieux, par Guillaume Devers, journaliste
  • Economie bleue et innovation, entretien avec Patrick Baraona, président du comité Marseille-Fos-Calanques à l'Institut français de la mer
  • Mers et océans : une « bibliothèque d'innovations », entretien avec Franck Zal, chercheur, président de Hemarina 

 

Note de synthèse du rapport K2 "Marine et société civile"

 

I. L'espace maritime français, une opportunité pour le rayonnement de la France 

La mer est un facteur essentiel à l’essor politique et économique des Nations ; depuis l’Athènes de Thémistocle, il n’est pas de grande puissance qui n’ait été maritime, à l’exception de l’empire mongol. Créée au XVIe siècle, la Royal Navy a permis au Royaume-Uni d’exercer une domination commerciale fondée sur la supériorité de sa marine militaire. 

En France, c’est Richelieu qui a institué dans la première moitié du XVIIe siècle une marine militaire distincte des flottes commerciales et établi des bases navales permanentes en des positions stratégiques. À sa suite, Colbert a créé une industrie navale d’État avec les « arsenaux de la marine » et ses chantiers spécialisés. La politique navale de la France a été poursuivie au XVIIIe siècle par le ministre de la guerre Choiseul puis, aux siècles suivants, par Napoléon III, Georges Leygues, et De Gaulle. 

Le deuxième espace maritime au monde 

Grâce à ses territoires d’outre-mer partout dans le monde, la France dispose du deuxième espace maritime mondial après les États-Unis. « L’archipel France », selon l’expression consacrée depuis le Grenelle de la mer de 2009, s’étend sur 11 millions de km2 de zone économique exclusive. 

Cette forte emprise maritime de la France est due à ses territoires outre-mer, par exemple à l’île de Clipperton située au large du Mexique. La France profite pleinement de la convention de Montego Bay, qui rattache à un point émergé dans l’océan une surface maritime considérable. Ainsi, comme le souligne Roberto Casati dans son entretien sur la « territorialisation de la mer », 95 % du territoire de la France est maritime si l’on comprend la zone économique exclusive. Grâce à ses îles et à sa configuration géographique, la France jouit d’une exposition marine exceptionnelle qui représente un atout significatif par rapport à d’autres puissances comme la Chine ou la Russie qui n’ont qu’un espace maritime relativement modeste par rapport à leur superficie terrestre. 

La situation de la France n’est à cet égard comparable qu’à celle du Royaume-Uni, qui a conservé des territoires outre-mer (les British overseas territories) composés des restes de l’Empire britannique partout dans le monde, qui font de la zone exclusive britannique la cinquième au monde. 

L'outre-mer : un potentiel économique négligé 

Grâce à ses territoires ultramarins, la France est présente dans tous les océans, sauf l’Arctique : Océan Atlantique (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon), Indien (La Réunion, Mayotte, îles Eparses), Austral (Terres australes et antarctiques françaises) et Pacifique (Polynésie française, Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna, Clipperton). 

La gestion de cet espace maritime immense revêt des enjeux économiques majeurs : ressources minières, énergies marines, poissons, algues, mais aussi des enjeux environnementaux. L’espace maritime français comprend un cinquième des atolls de la planète – ces îles coralliennes qui abritent des milliers d’espèces endémiques. Pourtant, l’importance des territoires d’outre-mer pour le rayonnement de la France a toujours été sous-estimée. La « stratégie nationale pour la mer et le littoral » (2017) semble avoir donné des résultats décevants, comme le regrette un rapport d’information de la délégation sénatoriale aux outre-mer de 2022, qui préconisait d’ailleurs une meilleure association des élus d’outre-mer à l’élaboration de la nouvelle version de la stratégie maritime nationale. À ce jour, cette nouvelle stratégie maritime (2023- 2029) n’a toujours pas été publiée. 

Les grands fonds marins : une ambition d'exploration à poursuivre 

Les évolutions technologiques rendent désormais envisageable l’exploitation des métaux rares (cobalt, manganèse, nickel, cuivre...) situés dans les « grands fonds marins », à plus de 200 mètres de profondeur. Ces ressources constituent un nouvel espace de rivalité entre les États qui cherchent à se les accaparer, tout en reconnaissant la nécessité de les protéger pour éviter un désastre environnemental. 

L’amiral Oudot de Dainville, dans son article « Les grands fonds marins : grands fonds, à fond et en grand » insiste sur la distinction entre « l’exploration » des fonds marins, qui a d’abord un intérêt scientifique, et « l’exploitation » des fonds marins, qui en est le pendant industriel et commercial. Alors que rien ne justifie d’interrompre l’exploration des fonds marins, l’exploitation des ressources, elle, ne pourra se faire « qu’avec la certitude de ne pas endommager les écosystèmes et la biodiversité marine ». Cette doctrine est d’ailleurs conforme au cadre réglementaire fixé par la France. 

En France, l’exploration des grands fonds marins s’inscrit depuis 2022 dans une « stratégie nationale d’exploration et d’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins ». Cette stratégie soumet tout projet d’exploitation à une étude d’impact préalable. En parallèle de ces ambitions nationales, la France a affirmé sa volonté d’œuvrer en faveur de l’adoption d’un cadre international ambitieux de protection des fonds marins et de leurs écosystèmes. 

Les fonds marins revêtent aussi un caractère stratégique du fait des réseaux qui y transitent, à commencer par les câbles numériques. Comme le souligne Didier Dillard, président de Orange Marine – l’une des quatre entreprises mondiales à disposer de navires câbliers –, ces câbles font circuler 98 % des données internet. Dans une logique de souveraineté, les puissances tendent à nier le droit de déployer des câbles dans leur zone exclusive, et font de la maîtrise des flux de données un enjeu stratégique. La Chine fonde sa stratégie des « routes de la soie numériques » sur son entreprise nationale Huawei Marine Network, dont les Etats- Unis cherchent à entraver le développement quitte à interdire le passage des câbles chinois dans ses eaux territoriales. 

Les réseaux sous-marins peuvent aussi faire l’objet d’activités malveillantes. Le sabotage des gazoducs Nord Stream, en septembre 2022, à environ 100 mètres de profondeur, en est l’illustration. Les câbles sous-marins sont d’autant plus vulnérables qu’ils peuvent être endommagés par de simples navires de pêche. En 2022, le ministère des armées a présenté une « stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins » avec d’abord un objectif de sécurité nationale. 

La protection des espaces maritimes contre la pollution 

Comme le rappelle Yves Henocque dans son entretien sur l’impact du changement climatique sur le littoral, la pollution marine est à 80 % d’origine terrestre. Plus précisément, selon Guillaume Devers, les déchets plastiques repré- sentent au moins 50 % de l’ensemble des déchets marins. La nécessité de gérer les déchets plastiques, sans rejet en mer, ne peut donc plus être ignorée par les puissances publiques. À cet égard, la politique des différents États, notamment asiatiques, est très hétérogène : alors que l’Indonésie, plus grand pollueur plastique au monde, a mis en place une politique proactive de réduction de la pollution marine, la Malaisie continue de rejeter massivement ses déchets à la mer. 

Les pollutions marines peuvent également avoir pour origine une catastrophe comme le naufrage d’un pétrolier. En France, la prévention des pollutions marines accidentelles dépend de la Marine nationale. Le Royaume-Uni se positionne comme leader de la protec- tion de l'environnement maritime, avec l’instauration d’une blue belt recouvrant 4 millions de km2 d’aires marines proté- gées dans ses territoires d’outre-mer. La réduction des pollutions maritimes viendra aussi d’un travail sur les modes de propulsion des porte-conteneurs. Le carburant traditionnel va progressive- ment être remplacé par des alternatives comme l’hydrogène, les biocarburants ou les carburants de synthèse. Construit en 2020, le CMA CGM Jacques Saadé est le premier représentant d’une nouvelle génération de porte-conteneurs propulsés au gaz naturel liquéfié. 

Développer les énergies marines renouvelables 

Espace à dépolluer et à préserver, la mer pourra aussi contribuer à la production d’une électricité propre et à la diminution des émissions d’origine terrestre, grâce aux « énergies marines renouvelables ». 

Les énergies marines renouvelables sont fondées sur des ressources inépuisables liées aux mouvements du milieu marin. Elles reposent sur le vent (éoliennes offshore, ancrées ou flottantes), la force des courants marins (hydroliennes), des marées (usines marémotrices) ou des vagues (énergie houlomotrice). La Bretagne et les Pays de la Loire sont pour l’instant le lieu d’expérimentation privilégié de ces nouvelles technologies : le parc éolien offshore de Saint-Nazaire, le site d’hydroliennes à Bréhat ou les usines marémotrices de l’estuaire de la Rance. 

Le bilan environnemental des énergies marines renouvelables est néanmoins ambivalent, comme le montre Guillaume Devers dans son article « L'Europe et les énergies marines : état des lieux ». Les infrastructures nécessaires peuvent avoir des « impacts négatifs sur les écosystèmes et la biodiversité », en dégradant la qualité de l’eau et en perturbant les habitats marins. Si l’énergie tirée des vagues est la plus vertueuse, son coût en fait aussi le mode de production d’énergie le moins compétitif. 

Exploiter les ressources de la biologie marine 

Bien qu’il ne s’agisse pas d’une énergie marine renouvelable au sens strict, la bio- masse marine (notamment les algues) est déjà utilisée pour produire du biocarbu- rant de « troisième génération » qui pourrait à terme représenter un substitut au kérosène pour les vols commerciaux. 

Nous ne connaissons que 20 % des espèces de la planète, principalement les espèces terrestres ; les espèces marines représentent une grande part des 80 % qui restent à découvrir. La biologie marine est une « bibliothèque d’innovations » qui pourront aboutir à des applications thérapeutiques. Le chercheur Franck Zal explique, dans son entretien, comment il a découvert la molécule « M101 » en étudiant un ver marin, une découverte qu’il compare à celle de la pénicilline il y a un siècle ; cette molécule devrait permettre d’opérer des transfusions sanguines universelles, quel que soit le groupe sanguin du receveur. 

II. Évolutions géopolitiques, nouvelles menaces : le siècle du « réarmement naval » 

Les espaces maritimes sont au cœur du réagencement géopolitique du monde. Les marines nationales se réarment pour faire face à des tensions régionales latentes ou manifestes, comme au Moyen-Orient, en Méditerranée ou en Mer noire. En parallèle, se développe une criminalité privée, qui tire profit de l’immensité des mers et de la difficulté de les surveiller. 

Un retour de la conflictualité interétatique en mer 

Dans sa stratégie militaire définie par un livre blanc de 2015, la Chine affirme son basculement stratégique du terrestre vers le maritime. La Chine cherche à maîtriser les mers selon une démarche en plusieurs phases, dont la première est la transformation de la Mer de Chine méridionale en mer territoriale. Dans l’Océan indien, elle cherche à contrôler la navigation avec sa stratégie du « collier de perles ». Les prétentions de la Chine menacent le droit international de la mer, que la France défend par sa présence avec ses bases navales de La Réunion et de Mayotte. 

De manière générale, les pays des BRICS contestent le dessin actuel des voies maritimes, organisé autour du canal du Suez et des grands détroits. Ils souhaitent établir leurs propres routes commerciales qui échapperaient au régime juridique des détroits et aux sanctions occidentales. La Russie, l’Iran et l’Inde consolident le « corridor de transport international Nord-Sud » qui relie la Russie à l’Inde en passant par les voies ferrées iraniennes. 

Depuis quelques années, la mer est aussi redevenue un terrain d’affrontement direct. Au Moyen-Orient, les attaques de navires marchands sont de plus en plus fréquentes. L’amiral Oudot de Dainville estime que « les théâtres maritimes du Moyen-Orient ne sont plus sûrs », malgré les coalitions constituées depuis 2019 pour protéger le golfe persique. En mer Noire, la perte du croiseur russe Moskva (avril 2022) représente la plus grosse destruction de navire au combat depuis la Seconde Guerre mondiale. Depuis, les navires de renseignement russes sont régulièrement la cible de drones ukrainiens – on n’a jamais été aussi proche d’un retour à des guerres navales de haute intensité. 

Dans ce contexte, après un règlement eu- ropéen (2011) définissant une politique maritime intégrée et après l’adoption en 2014 d’une stratégie de sûreté maritime 

(SSMUE, 2014) évoquant pour la première fois l’usage de moyens militaires à des fins civiles, l’Union européenne a apporté une place significative à la composante maritime de son livre blanc pour la défense de 2022 (la « boussole stratégique ») : renforcement des actions communes dans le domaine maritime ; interropérabilité des forces navales des États membres ; ambition d’une « présence maritime coordonnée » dans les zones d’intérêt stratégique pour l’Europe. 

L’ère du réarmement naval et aéronaval 

L’amiral Oudot de Dainville l’affirme : « ce siècle est celui du réarmement naval ». Au demeurant, ce réarmement ne concerne pas que les puissances navales tradition- nelles : Edouard Cohen-Tannoudji, dans son article sur « La Marine israélienne dans la mer de Gaza », montre que la composante marine de Tsahal, l’armée israélienne, auparavant cantonnée aux sous-marins et aux commandos, est en train de monter, de se diversifier et de monter en puissance. 

À une époque caractérisée par les conflits asymétriques, la force navale permet aux États d’être moins vulnérables et d’atteindre « la sécurité par la mobilité », qu’il s’agisse d’exercer une action dissuasive ou offensive. « De tous temps, la force d’une marine est de savoir réagir rapidement, de s’adapter à un environnement instable et incertain, de faire preuve d’ubiquité, d’être un multiplicateur de forces, et surtout d’augmenter l’allonge et le préavis de réaction face à des menaces diffuses ». 

Dans un contexte militaire, la force navale reçoit différents types d’emploi. Elle peut être utilisée pour frapper la terre depuis la mer (guerre des côtes), affronter la marine adverse (guerre d’escadre) ou gêner la logistique et l’économie de l’en- nemi (guerre de course). Dans sa forme la plus pure, « la guerre navale est une guerre de mouvement et d’attrition », explique le capitaine de frégate François-Olivier Corman, et le combat est « par essence destructeur, rapide et décisif ». 

Après l’âge de la voile, du canon, de l’avion et du missile, on est entré au XXIe siècle dans le « cinquième âge » du combat naval, l’âge de la robotique, des capteurs et des systèmes d’information qui autorisent une surveillance en temps réel des côtes et des océans. Selon le capitaine de vaisseau Thibault Lavernhe et le capitaine de frégate François-Olivier Corman, il ne s’agit plus aujourd’hui de chercher à dissimuler sa présence, mais de dissimuler ses intentions. C’est ici que la force aérona- vale excelle. 

La puissance aéronavale est une « puissance aérienne qui opère depuis la mer ou au-dessus de la mer ». Depuis les années 2000, l’apparition de nouvelles menaces (terrorisme, cyber) impose de conserver une capacité de projection rapide à un coût politique et budgétaire moindre. Grâce à leur allonge et à leur vélocité, les moyens aéronavals sont plus agiles et moins prédictibles. Les drones navals, capables d’atteindre des cibles aériennes, terrestres ou maritimes sans risques de pertes humaines connaissent également un grand succès. 

Selon l’amiral Oudot de Dainville, aucune marine aujourd’hui n’est comparable en capacité de projection à celle des États- Unis. La Marine française, avec son porte-avions – le Charles-de- Gaulle – et ses quatre sous-marins nucléaires lan- ceurs d’engins (SNLE) figure néanmoins dans le deuxième groupe, avec l’Inde, le Royaume-Uni, la Russie, le Japon et la Chine. 

La piraterie maritime : une menace diffuse 

Parallèlement aux menaces étatiques, prospèrent des menaces d’ordre criminel contre lesquelles interviennent également les marines nationales. La piraterie maritime en est la forme la plus traditionnelle. 

La piraterie maritime est une infraction internationale qui n’avait pas de défini- tion universellement acceptée avant une convention de 1958. Dans son article relatif à la piraterie maritime, Yann Tephany craint que la définition actuelle, encore trop large, soit instrumentalisée par certains États qui voudraient combattre les actions d’ONG. 

La piraterie maritime au sens strict sévissait principalement au large de la Somalie, où elle exerçait une menace diffuse sur de grands espaces, mais pas seulement. On constate une recrudescence des actes de piraterie dans le Golfe de Guinée, au Mexique, dans les archipels caribéens ou au large du Détroit de Bab el Mandeb, ce qui témoigne d’un éclatement de la menace. 

Si la piraterie maritime relève aujourd’hui du banditisme, une extension en mer des actes de terrorisme (scénario d’un « Bataclan sur mer ») serait à redouter, d’autant que la vulnérabilité des systèmes d’information embarqués (la « marétique ») pourrait rendre possible la prise de contrôle d’un navire à distance. 

Trafics illicites et « thalassocratie criminelle » 

La mer offre plus largement un terrain de jeu commode pour de nombreuses ex- ploitations illicites. Les caractéristiques du transport maritime international et la difficulté d’exercer un contrôle effectif sur les 200 000 conteneurs manutention- nés tous les jours facilitent l’opacification des transactions et le transport illégal de marchandises. 

Selon Florian Manet, une criminalité spécifique à la mer s’est développée avec l’essor du commerce international. Cette « thalassocratie criminelle », comme il l’appelle, utilise les flux internationaux de marchandises (9 milliards de tonnes de fret par an) pour des activités de contre-bande. 

Les nouvelles formes de criminalité maritime sont d’autant plus redoutables qu’elles s’organisent souvent de manière hybride, sur terre et en mer. Elles s’immiscent dans les chaînes d’approvisionnement globalisées, exploitent toutes les failles des organisations logistiques et contribuent à l’unification d’un marché illicite mondial. Le narcotrafic est emblématique de ces méthodes. Dans son article « La lutte contre le narco-trafic international, une invitation à la thalas- sopolitique ? », Florian Manet commente deux faits divers datant d’octobre 2021 qui illustrent la sophistication des techiques des narcotrafiquants, et notamment la « contamination » d’une cargaison légitime dans le port de départ, à l’insu de l’expéditeur, par de la cocaïne en provenance d’Amérique du Sud (technique du rip on – rip off). Plus récemment, deux saisies spectaculaires de cocaïne en Bretagne illustrent la prégnance de ce commerce et de la violence associée jusque sur les côtes françaises. 

Ainsi, les criminels « recherchent systématiquement l’opacification de leurs activités répréhensibles dans des flux marchands insérés dans un contexte de maritimisation des relations commerciales » et la répression pénale de cette criminalité est particulièrement complexe en raison des règles de compétence juridictionnelle10. 

III. « L’économie bleue » : des gisements de croissance à exploiter 

« L’économie bleue » se réfère à l’activité liée à la mer : pêche, tourisme, industrie. Patrick Baraona, président du comité Marseille-Fos-Calanques à l’Institut français de la mer, estime que la France est peu compétitive sur le segment de la pêche et de l’attractivité portuaire. 

L'activité portuaire française, en retrait par rapport aux pays du nord de l'Europe 

En l’espace d’un demi-siècle, le conteneur a révolutionné l’industrie maritime ainsi que l’organisation du travail sur les quais. Dans notre économie mondialisée, 90 % des marchandises sont transportées par voie maritime. La Chine, qui a bien compris ces enjeux, renforce sa présence auprès du port de Hambourg, troisième port commercial européen, après avoir acquis 35 % des parts du port de Rotterdam (Pays-Bas) et 20 % du port d’Anvers (Belgique). La Chine est aussi présente à Dunkerque, au Havre et à Marseille. La Chine contrôlerait désormais l’équivalent de 10 % de la capacité de transport maritime européen. 

Pourtant, l’importance du système portuaire dans l’économie française reste modeste au regard de ces enjeux. Selon un rapport du Sénat, l’activité portuaire française, qui se concentre sur trois centres névralgiques – Dunkerque, Le Havre, Marseille – représenterait une valeur ajoutée de 15 milliards d’euros et 180 000 emplois directs, ce qui est peu en comparaison de nos voisins du nord de l’Europe. La faible part de marché des ports français, malgré la création de l’axe Le Havre - Rouen – Paris (Haropa) et de l’axe Méditerranée – Rhône – Saône s’explique par des infrastructures insuffisamment développées et par un manque de connexion entre les ports et l’intérieur des terres (« hinterland »). Le climat d’insécurité économique lié à la fréquence et à l’ampleur des mouvements sociaux nuit également à l’attractivité française. Une nouvelle politique d’aménagement du territoire, visant à désenclaver l’arrière-pays et à accroître l’interopérabilité des modes de transport de marchandise, serait donc nécessaire. 

La « stratégie nationale portuaire » de 2020 fixe comme objectif d’augmenter la part de marché des ports français, en augmen- tant d’un tiers d’ici 2050 la part des conte- neurs manutentionnés en France. Cette augmentation de l’activité aurait pour corollaire un doublement des emplois directs et induits. Des investissements à hauteur de 1,5 milliard d’euros d’ici 2027 ont été annoncés en ce sens. 

La pêche : une filière à développer de manière durable 

Les récentes questions de souveraineté alimentaire, les différends en Europe relatifs à l’exploitation et à la préserva- tion de la ressource halieutique (mis en exergue par les négociations du Brexit) ont rappelé les enjeux qui affectent la filière de la pêche. 

La France extrait tous les ans 730 000 tonnes de produits alimentaires de la mer, pour une valeur de près de 3 milliards d’euros. Le secteur français de la pêche est moins performant que celui de l’Espagne et des pays du nord de l’Europe. La compétitivité de la France dépend de sa capacité à moderniser sa flotte, constituée de 5 000 navires, et à harmoniser la filière alors que subsistent des conflits entre la pêche artisanale et la pêche industrielle. Selon Geoffroy Dhellemmes, directeur général de France Pélagique, « la stratégie de la filière nous fait encore défaut ». 

Au niveau mondial, l’évolution du secteur de la pêche est indissociablement liée au réchauffement climatique. Chaque degré de réchauffement induirait une perte de 5 % de la productivité halieutique, par une modification de l’approvisionnement en oxygène de la colonne d’eau, un déplacement des espèces vers d’autres zones (migration vers le Nord du merlu et du maquereau) ou vers la profondeur, par une altération des conditions de reproduction. La surpêche est aussi, évidemment, un problème majeur pour la gestion de la ressource. La FAO de l’ONU évalue à 20 % à 30 % le taux de captures illégales. À cause de la surpêche et de l’utilisation d’énergies fossiles pour la propulsion des bateaux, Patrick Baraona estime que la pêche n’est plus « vraiment durable », et que l’avenir est plutôt à l’aquaculture, qui seule permettra de satisfaire nos besoins croissants de sécurité alimentaire avec une exigence de durabilité environne- mentale. 

La politique commune de la pêche fixe au niveau européen un cadre contraignant qui limite les quantités de prise, interdit certaines techniques de pêche ou certaines captures en fonction de critères de taille ou d’espèces. Geoffroy Dhellemmes, directeur général de France Pélagique, se réjouit des effets vertueux de la politique commune de la pêche sur la reconstitution des stocks ; grâce à ces mesures restrictives, le thon rouge a fait son retour en Méditerranée. 

Sébastien Abis, directeur général du Club Demeter et auteur de Géopolitique de la mer, pense néanmoins que la politique européenne de la pêche serait « un peu lestée d’angélisme » et qu’il faudrait préférer une « vision stratégique de la mer » à une « vision d’aquarium » exclusivement fondée sur la biodiversité.

La France leader de l’industrie navale européenne 

La France est le pays de deux « cham- pions » industriels : les Chantiers de l’Atlantique, pour le civil (leader des grands bateaux de croisière) et Naval Group, premier constructeur naval militaire européen, entièrement dédié aux besoins de la Marine nationale et aux contrats d’exportation de la France. 

Au niveau européen, plusieurs projets de coopération ont été engagés ces der- nières décennies, dont Alain Bovis dresse un bilan « mitigé ». L’Agence européenne de défense, organisme intergouvernemental créé en 2004, n’a pour l’instant lancé aucun programme faute de consensus sur son rôle et sur son financement. 

En 2021, a été créé un Fonds européen de défense (FED), doté d’un budget de 8 milliards d’euros jusqu’en 2027. Le FED est destiné à soutenir la R&D d’équipements communs, mais sa gouvernance et la pérennité de son financement, ainsi que les États amenés à y participer – qui ne seront pas forcément membres de l’Union européenne, comme le Royaume- Uni – pourront soulever des débats. 

La France est aujourd’hui impliquée dans trois projets de coopération navale avec des pays européens – Royaume-Uni, Italie, Belgique et Pays-Bas – portant sur le domaine de la guerre des mines et des navires de combat de surface. Comme le note Alain Bovis, l’approfondissement de la coopération européenne en matière de d’industrie navale militaire se heurte d’abord à des questions de souveraineté. 

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Rapport complet 

 

 

Membres du groupe K2 "Marine et société civile"

 

Amiral Oudot de Dainville, ancien Chef d'Etat-Major de la Marine, Marie Scotto, chargée de relations publiques au centre d'études stratégiques de la Marine (CESM), Krys Pagani, Co-créateur du Cercle K2, Mélanie Aamira, Kamel Adrouche, Secrétariat, Conseil d'administration, RATP, Amiral Pascal Ausseur, Directeur général, FMES, Olivier Bariety, CEO & Co-founder Princeps Strategy AMEA DMCC, Benjamin Blandin, doctorant en relations internationales, Institut Catholique de Paris, Julien Bozzolo, Ingénieur-chef de projet, Bruno Courbebaisse, Consultant assurance, Valentine Crespy-Nicoud, Group Ethics & Compliance Manager - Europe & Israël - Safran Group · Safran, Geoffroy Dhellemmes, Directeur Général, France Pélagique, Olivier Fille-Lambie, Avocat associé, Cabinet Hogan Lovells, Nathalie de Gaulle, Founder, European & International Ventures, Saam Golshani, Avocat associé, White & Case, Frédéric Lafosse, EMEA & Asia Supplier Management Manager, Westinghouse Electric Company, Morgane-Hélène Le Goff, Responsable communication, Mamadou Camara, Président du Cercle Odéon, François Marchessaux, Senior Partner / Franz Partners - Conseil en stratégie & Management, Kévin Dumoux, Co-créateur du Cercle K2 Conseil en Stratégie, Transformations digitales et M&A, Anne Gadel, MENA, Gulf Geopolitics Analyst, Pierre-Henri Gout, Avocat associé, FIDAL, Barreau des Hauts-de-Seine Docteur en droit, Charlotte Lapicque, Secrétaire générale du Cercle K2, Clément Le Liepvre, Directeur Mobilité Electrique, IZI by EDF, Florian Manet, Colonel de la Gendarmerie nationale, essayiste, Xavier Mas, Director, Public Affairs & Strategic Communications, FGS Global, Eric Méjean, Cadre de direction, Marilise Miquel, Directrice des opérations du Cercle K2, Arnaud Plessis, HRIS Manager, Dassault Systèmes, Emmanuel du Ranquet , Directeur APR / Directeur Général BDJ Groupe DiotSiaci, Manon Samaille, Avocat, Jean-Pascal Sibiet, Président des Franco-British Connections, co-fondateur du programme Franco-British Young Leaders, Clément Tougeron, Conseiller auprès du Président du musée du quai Branly -Jacques Chirac, Philippe Mourouga, VP International Partner Markets Biogen Intercontinental Region, Mélody Pellissier, Vice-présidente du Cercle K2 Docteur en droit, Fanny Potier, Export Sales Manager, Eve Roehrig, Business Development Manager, Safran Aircraft Engines (Émirats arabes unis), Christian Segot, Conseiller international Défense / Sécurité et management, Pierre Tabel, Directeur sûreté et anti-contrefaçon, Moët Hennessy, Clémentine Vandeputte, Directrice des relations internationales du Cercle K2 

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