L’autonomisation économique et politique des jeunes sahéliens, un enjeu majeur de sécurité dans toute la région
04/11/2020 - 5 min. de lecture
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Patrick Sevaistre est Président de la Commission « Institutions Européennes » du Conseil Français des Investisseurs en Afrique (CIAN), Membre du bureau de la Commission Afrique des Conseillers du Commerce Extérieur (CCE) et Membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer.
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L’Afrique est le continent le plus jeune de la planète, mais c’est aussi celui où le sentiment de frustration de sa jeunesse est le plus répandu. Tous le disent, alors qu’ils forment un groupe démographique majoritaire, les jeunes africains ne sont pas encore considérés sérieusement comme des catégories sociopolitiques significatives et sont généralement perçus comme étant en marge des processus sociaux, économiques et politiques.
Une grande partie de cette jeunesse cumule aujourd’hui tous les maux : chômage de masse, précarité, manque de perspectives, oisiveté, sous-éducation et dépendances financières renforcées. Cette réalité est alarmante car au-delà du manque de représentation politique, le sentiment de ne pas être correctement administrés par des institutions ayant instauré la corruption comme pratique normative alimente un vif sentiment d’exclusion et la défiance des jeunes envers l’État.
En retour, ils s’investissent faiblement en politique par des moyens conventionnels comme le vote ou l’adhésion à un parti. En contrepoint de cette mise à distance de la politique conventionnelle, la religion tient une place prépondérante dans les trajectoires des jeunes dans des sociétés profondément marquées par les mutations de l’islam.
Portés par des jeunes issus notamment de la culture urbaine et des quartiers périphérique, de nombreux canaux d’expression alternatifs émergent permettant aux jeunes de mieux en mieux informés et connectés de prendre conscience de leur puissance et d’aspirer à prendre plus de place dans la société, quelles qu’en soient les conséquences, même si elles sont destructrices.
C’est particulièrement vrai au Sahel où la jeunesse focalise les attentions en raison de son poids dans une région qui connaît l’un des plus forts taux de croissance démographique au monde. Dans cette zone essentiellement rurale, l’insertion des jeunes se heurte à une double barrière, celle des opportunités, avec des tissus économiques locaux n’offrant guère d’alternatives à l’agriculture familiale de subsistance, et celle des perceptions de la part d’une jeunesse qui se détournent de professions agricoles associées à une faible reconnaissance sociale et à des conditions de vie difficiles.
Dans la bande sahélo-saharienne qui connaît une pression démographique sans précédent en même temps qu’une montée de l’insécurité, la difficulté des jeunes à s’autonomiser est devenue une mécanique infernale et menaçante de frustration et d’exclusion qui suscite l’inquiétude des États.
Le récent coup d’État au Mali en fait la démonstration avec une jeunesse très mobilisée et audacieuse face aux politiques incapables de lutter contre un chômage massif qui la laisse toujours plus nombreuse, désœuvrée et désabusée.
On le sait, lorsque la société ne parvient pas à créer des opportunités d’emplois suffisantes pour offrir des conditions de vie décentes aux jeunes, la cohésion sociale et la stabilité politique s’en trouvent fragilisées. Mais l’emploi n’est pas l’alpha et l’oméga pour les jeunes Africains qui aspirent à un statut social et politique autant qu’à un emploi. L’autonomisation économique et politique des jeunes est devenue aujourd’hui un enjeu de sécurité majeur pour les États et leurs partenaires techniques et financiers, confrontés à l’internationalisation des activités des groupes terroristes transnationaux qui ont fait du Sahel une de leur région d’implantation et de la jeunesse un vivier de recrutement.
Maîtriser l’insertion socio-professionnelle de la jeunesse est donc essentiel au succès de toute stratégie dans la région. C’est ce qu’a démontré la deuxième édition du séminaire conjoint IHEDN - Entreprises (MEDEF, CIAN, CCE) qui s’est tenu en décembre 2019, en expliquant que les armes, pas plus que l’aide au développement, ne régleront à elles seules les problèmes structurels qui nourrissent la radicalisation des jeunes. La crise post Covid-19 ne fait qu’aggraver la situation dans cette région où les crises sanitaires et sécuritaires pourraient faire basculer plus de 50 millions de personnes supplémentaires dans une situation de crise alimentaire particulièrement préoccupante.
Comment dans ce contexte, et parallèlement aux mesures d’urgence, renforcer l’autonomie des jeunes sahéliens et trouver le moyen d’apporter des réponses immédiates ? Quelles actions pérennes de terrain permettront d’assurer l’insertion et la socialisation des jeunes africains en milieu urbain comme en milieu rural ? Quels leviers actionner et quel rôle pour la société civile et les entreprises ?
Autant de questions essentielles dans le cadre du post Covid-19 auxquelles le 3ème séminaire IHEDN - Entreprises prévu en mai 2021 s’efforcera de répondre en offrant le cadre de la réflexion et du dialogue entre tous les acteurs concernés : les acteurs institutionnels, militaires, acteurs économiques, chercheurs et acteurs sociaux.
On le voit, la problématique de l’inclusion des jeunesses sahéliennes est la question la plus stratégique et la plus difficile à résoudre et le coût de l’inaction élevé pour tous. Relever ce défi appelle un ensemble de réponses complémentaires et concertées qui supposent la mobilisation d’une grande variété d’acteurs, y compris les organisations de la société civile et bien sûr le secteur privé.
Pour nous entreprises, qui sommes ainsi questionnées dans notre capacité à apporter des réponses de développement adaptées, nous devons, pour ce faire, prendre désormais conscience de la force économique en jachère du secteur informel longtemps considéré comme une fatalité à juguler pour les économies africaines.
La plupart des analystes prédisent à juste titre que le secteur privé sera le moteur du redémarrage post Covid-19 des économies africaines. Certes, mais comment faire avec des entreprises du secteur moderne qui représentent aujourd’hui à peine plus de 10 à 20 % des économies africaines ? Aujourd’hui, l’histoire s’accélère. La question n’est plus de chercher à "formaliser l’informel", mais à le considérer comme espace d’insertion et à améliorer la qualité de ses compétences pour qu’il soit en mesure d’opérer en complément du "secteur moderne" et non contre lui.
Adulé ou vilipendé, le secteur informel, c’est l’Afrique telle qu’elle est et non telle qu’on voudrait qu’elle soit. Pour se mouvoir et progresser dans un tel environnement avec l’ambition de tirer le meilleur parti de son potentiel, il nous faut donc le connaître et accepter de sortir des sentiers battus pour améliorer notre compréhension de la réalité complexe du secteur informel en Afrique. Pas d’a priori, juste savoir qu’on ne sait rien, observer et apprendre. Tout porte à croire que nous ne sommes pas au bout de nos surprises.
Plus généralement, nous devons nous Français porter un regard radicalement nouveau sur la jeunesse africaine pour voir en elle l’énorme potentiel de créativité, d’innovation, d’énergie et de générosité qu’elle détient face à la transition culturelle et politique en cours pour transformer le présent et proposer des idées pour le futur. Allons au-devant d’elle et répondons à ses préoccupations et ses attentes, encourageons-la à développer des compétences utiles et durables avec la conviction que le futur ne manque pas d’avenir. Sortons de notre zone de confort pour, comme le disait le Général de Gaulle, faire évoluer notre relation avec l’Afrique vers "la route des temps nouveaux".
04/11/2020