"L’enfumage"

13/02/2022 - 5 min. de lecture

"L’enfumage" - Cercle K2

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Le Général (2s) Jean-Pierre Meyer a accompli une partie de sa carrière dans le renseignement et les opérations. Il a notamment été Directeur des opérations à la Direction du renseignement militaire, puis Directeur au Comité Interministériel du Renseignement au Secrétariat Général de la Défense Nationale. Il a accompli, par ailleurs, plusieurs séjours en opérations extérieures, notamment à Sarajevo comme commandant en second des forces multinationales.

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Trois techniques de recueil d’information

1/3 : "L’offensive par le réel"

2/3 : "La défensive par le mensonge"

3/3 :  "L'enfumage"

Nous voici parvenus à l’un des savoir-faire les plus redoutables. Il suppose des talents qui ne sont pas communs, des caractères qui ne sont pas ordinaires. Ne s’y déploient que ceux dont l’expérience et l’intelligence leur ont ouvert des trésors de compréhension de la vie et de la nature humaine à nulle pareille. 

Il faut de la sensibilité, de la vivacité d’esprit, une connaissance profonde des ressorts de la psychologie, une certaine vitalité physique, un art de la comédie, un talent oratoire, une capacité à déceler instantanément l’autre, une parfaite connaissance de l’objectif à atteindre. Des qualités presque impossibles à retrouver dans une seule et même personne. Rares sont les élus. Quelle impression cependant lorsque l’on en rencontre, lorsque l’on se retrouve en présence d’une personne qui maîtrise avec un art achevé cette technique  ! 

 

De quoi s’agit-il ? 

D’une technique qui consiste à monopoliser la parole pour obtenir les informations les plus confidentielles, diffuser de fausses informations ou des informations vraies en vue de détourner l'attention sur les véritables objectifs.

Son importance repose sur des présupposés contre-intuitifs. On a tendance à penser, à juste raison, que l'écoute permet de libérer la parole de son interlocuteur, qui se livrera plus facilement à des confidences s’il rencontre une oreille attentive. L’écoute, cependant, incite davantage à livrer des informations personnelles que des informations professionnelles. Elle est par ailleurs largement inefficace face à des personnalités parfaitement verrouillées. Ces personnalités ont en effet très souvent un caractère porté au contrôle, résultant soit de la construction de leur personnalité, soit d’une formation par des services spécialisés. Obtenir des informations de leur part, leur transmettre des informations fausses ou les détourner de notre objectif réel s’avère le plus difficile. C’est là qu’entre en scène l’agent star des services, celui qui pourrait le plus ressembler à un acteur de film hollywoodien. 

 

Comment ça marche ?

La technique de l’enfumage se caractérise par la subtilisation radicale de la parole. L’agent assomme sa cible, dès qu’il la rencontre, à froid pourrait-on dire, de faits, de noms (le fameux name-dropping), de chiffres et la prive de toute possibilité de prise de parole. Les meilleurs dans cet art sont capables d’occuper l’espace auditif pendant 3, 4 ou 5 heures, presque sans interruption, en ne laissant à l’autre aucune issue de sortie, ni intellectuelle, ni physique. Nous avons toutes et tous en tête nombre de personnes rencontrées qui ne parlaient que d'elles-mêmes, nous lassant au bout de quelques minutes. Mais il ne s'agit pas de cela ici. Il s'agit de réussir à maintenir la présence et l'attention de la cible sans lui laisser la moindre ouverture pour récupérer la dynamique de la conversation. Là est le plus difficile : trouver le bon équilibre. Il s’agit donc d’un art, plus que d’une technique. Car si la préparation doit être au millimètre, en obtenant le maximum d'informations sur la cible, rien n’est pour autant écrit, prédéterminé, programmé, appris pour le moment de l'action. Tout est improvisation, capacité d’adaptation, inspiration géniale. C’est un art de funambule en équilibre précaire à travers un abîme d’incertitudes, mais qui doit avancer avec l’air le plus naturel du monde et le plus sûr de son chemin. Il ne doit jamais laisser transparaître son inquiétude et son effort. Il construit par ses propos un monde qui n’existe pas mais qui doit paraître à son interlocuteur aussi réel, aussi quotidien, qu’un dimanche en famille.

Il devra, pour éveiller l’intérêt de celui-ci, évoquer les sujets qui l’intéressent tout particulièrement, en prenant soin de lui révéler des informations très précises et accessibles aux seuls initiés. Il doit apparaître comme évoluant dans son univers et comme partageant son niveau de connaissances et d’informations. Il faut être doté d’une curiosité intellectuelle infinie pour se fondre comme un habitué dans les mondes que l’on cible et toujours apparaître, quel que soit le milieu que l’on cherche à pénétrer, comme quelqu’un qui sait.

Aucune faute n’est permise, sauf une : celle qui consiste à créer une imprécision ou une erreur que l’autre aura pulsionnellement envie de réparer. Le flot de paroles produit auprès de la cible un effet d’emprisonnement, qui fait naître par réaction un besoin de se débattre et de s’affirmer. Celle-ci ne cessera d’être travaillée par l’espoir de trouver une brèche et de s’introduire dans la conversation afin d’exister. Le contrôle, qui fait la force de certaines personnalités pour conserver des informations, devient alors leur faiblesse et les conduit à l’erreur : leur pulsion de contrôle les pousse en effet à intervenir et à livrer, même de manière brève et sommaire, une information.

Celui qui s’est prêté à l’enfumage fera naturellement mine de ne pas prêter attention à l’information qui lui a ainsi été livrée et continuera à dérouler ses propos intensifs et parfois décousus. Grâce à cette technique, il aura récupéré les informations les plus intéressantes (qui seront ensuite bien évidemment croisées pour vérifier que l'agent n'a pas lui aussi subi une manœuvre) sans avoir éveillé de suspicion chez son interlocuteur, qui se dira probablement en rentrant : "je n'aurais jamais dû me laisser aller à dire cela", tout en essayant de se rassurer en se disant que l’autre n'écoutait pas... Quelle erreur !

L’adage qui veut que l’on tombe à cause de son point fort n’est jamais aussi vrai qu’avec cette technique. 

Une autre erreur guette celui qui se laisserait endormir. L'agent peut en effet glisser dans un flot de paroles, une ou plusieurs informations inexactes mais qui parraîtront vraies puisque tous les autres exposés le sont. La cible repartira avec l'impression d'avoir obtenu une information qu'elle diffusera au commanditaire de la rencontre.

 

Effets négatifs pour l'agent

Il ne faut cependant pas occulter les difficultés que rencontrent très souvent, dans leur vie quotidienne, ces êtres d’exception, bien souvent obsessionnels. Ils s’astreignent à des niveaux de performance si élevés et vont si loin dans l’exigence envers eux-mêmes, à l'instar d'un grand sportif ou d'un grand musicien, qu’ils sont parfois mal-adaptés pour réaliser les tâches les plus communes, dépourvues de toute adrénaline. L’image de l’albatros encombré de ses ailes de géant lorsqu’il est empêtré au sol n’est jamais aussi vrai que pour ces agents, qui ont besoin dans leur activité, comme d’une nécessité vitale, d’actions et d’un certain sentiment d’urgence et de danger ; peut-être aussi pour revivre, en étant actifs cette fois, certaines scènes traumatisantes de leur petite enfance. Les tempêtes qu’ils recherchent les épuisent cependant, physiquement et psychiquement, tant ils doivent déployer d’énergie pour les surmonter. Ils tentent de se ressourcer dans une vie personnelle aussi calme, paisible et sereine, que leur vie professionnelle est mouvementée, incertaine et agitée. Ces profils recherchent souvent la solitude et le silence, où ils peuvent être pleinement eux-mêmes avant d’affronter les charges de leur mission. Ils peuvent apparaître parfois, aux yeux de leurs proches, comme des personnalités en retrait, très loin de l’image qu’ils affichent quand ils sont en opération...

Le Général (2s) Jean-Pierre Meyer 

13/02/2022

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