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Yves Perez est Ancien doyen de la Faculté de droit, économie et gestion de l'Université Catholique de l'Ouest à Angers, Professeur émérite & Enseignant aux Écoles Militaires de Saint-Cyr Coêtquidan.
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Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions assurées au sujet de l’impact de la crise sanitaire sur nos sociétés. Cette crise n’est pas terminée et continue de produire des effets non maîtrisés. Cependant, et au vu des premiers chiffres dont nous disposons, nous pouvons dire que la crise actuelle est sans équivalent depuis celle des années trente. Par ailleurs, cette crise se double d’une accélération de la fragmentation du monde sur le plan géopolitique.
Une crise sans équivalent depuis celle des années trente
Sur le plan économique, notre pays a été très touché par la crise de la Covid-19, davantage que la moyenne des pays de l’Union Européenne. Pourquoi ? Tout d’abord, parce que le gouvernement a opté, comme la plupart des pays de l’Europe du Sud, pour une politique stricte de confinement - la seule à vrai dire qu'il pouvait adopter pour tenter de contenir l’épidémie étant donné les pénuries de matériels sanitaires dont nous souffrions et les risques de surchauffe du système hospitalier. Ensuite, parce que la France est très spécialisée dans les services et que la fermeture brutale des frontières dans le monde et dans l’Union Européenne a durement frappée des secteurs clés comme le transport aérien, le tourisme ou la restauration. N’oublions pas que, chaque année, la France n’équilibre sa balance des paiements extérieurs que grâce aux revenus tirés des séjours effectués par les touristes étrangers dans notre pays. Enfin, toutes les entreprises françaises, dont les chaînes de valeur étaient centrées sur l’Asie et en particulier sur la Chine, ont vu leurs activités désorganisées et leur chiffre d’affaires chuter lorsque Pékin a décidé de fermer ses frontières.
Le PIB de la France devrait diminuer d’environ 11 %, le pire résultat depuis 1945 (pour mémoire, les pires années de son histoire sur le plan économique furent des baisses de -22 % du PIB en 1918, de -21 % en 1941 et de -17 % en 1944). Malgré les mesures de financement public d’une partie du coût du chômage partiel, le chômage devrait augmenter d’au moins un million de personnes d’ici la fin de l’année. Le déficit des finances publiques devrait s’élever à 11 % du PIB (très loin des 3 % prévus par le Traité de Maastricht) du fait de l’ampleur des dispositifs de soutien aux entreprises et aux différentes activités associatives, culturelles, touristiques et sportives. L’État qui contrôlait déjà avant la crise sanitaire 54 % du PIB (contre 46 % seulement en Allemagne), s’assurera des deux tiers de la création de la richesse nationale en 2020, une proportion jamais atteinte jusqu’ici. Pour mémoire, dans les années soixante-dix, le Président Giscard d’Estaing situait le seuil d’entrée dans le socialisme à partir du moment où l’État contrôlerait plus de 45 % du PIB.
Pour l’instant, l’État finance cette crise par le recours à la dette. Il emprunte auprès de la Caisse des Dépôts et Consignations, de l’Union Européenne et des marchés financiers. Comme les taux d’intérêts demeurent très bas, l’insouciance prévaut. Mais que se passera-t-il demain en cas de remontée des taux ? Résultat, la dette souveraine de la France qui était déjà de 98 % du PIB avant le choc sanitaire s’élèvera à plus de 120 % à la fin de l’année (soit à peu près le double de celle de l’Allemagne). Les écarts ne cessent de se creuser entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud, faisant de l’Union Européenne un ensemble fragile et à légitimité faible.
Signe des temps, la France ne pointe plus qu’au septième rang des puissances mondiales (mesurées en termes de Revenu National Brut et de parités de pouvoir d’achat), juste devant le Royaume-Uni, le Brésil et l’Indonésie. L’Allemagne ne figure plus qu’au cinquième rang devancée par l’Inde, désormais troisième et talonnée par la Russie, sixième. L’Italie ne pointe plus qu’au onzième rang et l’Espagne au quinzième. Ces quelques chiffres donnent une idée du redimensionnement en cours de la place dans le monde de la France et des principaux pays de l’Union Européenne.
Le retrait américain s’accentue tandis que la fragmentation du monde s’accélère
La complexité de la situation actuelle découle de l’étroite imbrication des facteurs économiques, géopolitiques et sanitaires. La crise de la Covid-19 a accentué les tendances au repli des pays et à la fragmentation du monde. L’élément majeur, à mon sens, est le que les États-Unis, après leurs échecs en Afghanistan et en Irak, ne sont plus en mesure d’exercer leur leadership à l’échelle mondiale. Conformément au principe énoncé par Raymond Aron, dans l’arène internationale, prévaut la paix par l’empire ou l’anarchie, la paix par le droit relevant jusqu’à présent de l’utopie. Le retrait américain suscite, outre les convoitises de la Chine, celles de nouvelles puissances régionales qui sentent venir leur tour de briller sur la scène de l’Histoire et de prendre leur revanche sur les pays occidentaux. Le cas de la Turquie est à cet égard emblématique. Ce pays cherche à s’affirmer comme une grande puissance dans son espace régional en profitant du retrait partiel des États-Unis en Méditerranée et au Moyen-Orient. L’armée turque est désormais présente dans le nord de la Syrie, ses mercenaires islamistes combattant en Libye aux côtés des troupes du gouvernement de Tripoli contre celles du Maréchal Haftar tandis que sa marine patrouille dans les eaux grecques riches en pétrole. Le Président Erdogan cible la France, seul pays européen à soutenir véritablement la Grèce et à faire obstacle à ses ambitions politico-militaires dans cette région. L’Allemagne, qui possède des liens étroits avec la Turquie, se tient à distance et n’est prête à pratiquer que la politique du carnet de chèques.
Plus l’Amérique se désengagera et, la nature ayant horreur du vide, les conflits régionaux se rallumeront : conflit gréco-turc, conflit Iran-Arabie Saoudite, etc. Si cette tendance se confirme, nous pourrions rapidement assister à un basculement des rapports de forces en Méditerranée et dans les Balkans. Le Président Erdogan a compris (mais il n’est pas le seul) que les Européens ont une peur panique des conflits et qu’ils sont près à tous les compromis pour les éviter. La plupart de nos partenaires européens ont renoncé à l’usage de l’outil militaire à l’extérieur de leurs frontières, même à des fins dissuasives.
Ils sont prêts à jouer la carte de l’apaisement par peur des conflits. La réalité, c’est que les Européens, France mise à part, ont fait le deuil de la puissance et que, dans les couloirs de Bruxelles, nombreux sont ceux qui ne comprennent pas l’attitude de la France au Sahel ou face à la Turquie. Il s’agit là d’une vraie question à laquelle il faudra apporter rapidement des réponses car le temps presse.
05/10/2020