La souveraineté de l'IA pour Europe - Utopie ou réalisme stratégique ?

04/11/2025 - 8 min. de lecture

La souveraineté de l'IA pour Europe - Utopie ou réalisme stratégique ? - Cercle K2

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Daniel Guinier est Expert de justice honoraire et ancien expert près la Cour Pénale Internationale de La Haye.

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L'intelligence artificielle (IA) occupe désormais une place centrale qui met en lumière l’asymétrie entre la promesse d’un progrès partagé et la réalité d’une concentration technologique et économique. Elle est plus que jamais un enjeu d’indépendance, appelant à une utopie politique qui vise à reprendre le contrôle sur les outils numériques. Elle est ainsi le théâtre d’un réalisme stratégique, où innovation et responsabilité auront à cohabiter. Face à la domination des grandes puissances technologiques, comment la France et l’Europe peuvent-elles construire leur souveraineté en matière d'IA ? Une réponse semble se dessiner, mêlant idéal collectif et lucidité géopolitique, non sans ambiguïtés et inquiétudes…

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Introduction

Pour la France et, plus largement, pour l’Europe, la question de la souveraineté numérique se pose avec une acuité croissante. Elle suppose d’articuler ambition industrielle, régulation démocratique et autonomie stratégique, dans un contexte où les intérêts privés et publics s’entremêlent parfois de manière problématique. Dès 2018, une première phase de la stratégie nationale pour l’IA a été lancée par le Président de la République, avec la mission parlementaire confiée à C. Villani (2018), donnant lieu, en mars 2018, à un rapport substantiel sur la stratégie nationale et européenne[1]. En septembre 2023, une seconde phase intervient avec l'installation par la Première ministre du premier comité de l'IA générative. Rassemblant des personnalités de différents secteurs, - dont certaines sont à l'évidence liées à Google ou Meta[2] -, il a pour but de contribuer à éclairer le Gouvernement, et pour objectif de présenter des propositions concrètes pour adapter la stratégie, avec comme ambition de faire de la France un pays en pointe dans le domaine de l'IA. Son rapport : "Notre ambition pour la France"  déclinant des recommandations essentielles a été remis au Président de la République en mars 2024[3]. Plusieurs actions concrètes ont suivi, notamment la création d’un organisme d’évaluation[4] et des engagements ambitieux à l’échelle nationale et internationale en 2025, en particulier un programme de recherche visant à "faire de la France un champion mondial de la recherche en intelligence artificielle". Doté de 73 M€ alloués sur une durée de 6 ans, il est piloté par l'INRIA, le CNRS et le CEA ; il ambitionne de structurer les communautés de recherche, lancer des défis et faire émerger des technologies de rupture[5], en s’appuyant sur l’excellence de l’école française des mathématiques pour ouvrir de nouveaux horizons et attirer les talents du monde entier pour a recherche en IA. Il s'agit aussi d'ouvrir la voie à l’engagement de l’industrie française, en particulier des startups[6], dans le développement et le déploiement de l’IA.

L’Union européenne (UE) a fait le choix d’une régulation ambitieuse en matière d'IA, avec l’Artificial Intelligence Act (2024). Ce texte incarne la volonté d’ériger une troisième voie, entre le libéralisme américain et l’autoritarisme chinois, conciliant innovation et protection des droits fondamentaux. Adossé au règlement général sur la protection des données (RGPD) et à la Charte des droits fondamentaux, il trace les fondements d’une souveraineté numérique européenne centrée sur la confiance, l’éthique et l’innovation. L’Europe se trouve confrontée à un dilemme inédit : comment affirmer sa souveraineté dans un monde où l'IA impose ses propres logiques, tout en préservant l’unité de ses États membres ?[7] La France, en position de moteur européen affichée, illustre de manière saisissante les tensions entre ambition collective et intérêts nationaux. Son parcours en matière d’IA révèle un jeu entre régulation normative, compétitivité industrielle et diplomatie stratégique.

Ambiguïtés et contradictions

L’attitude de la France révèle une tension constitutive entre le registre du discours et celui des pratiques. Officiellement, elle réaffirme son attachement à l’idéal d’autonomie stratégique porté par l'UE. Mais, dans le même temps, elle déploie une stratégie nationale centrée sur la mise en valeur de ses propres champions, à l’image de Mistral AI, fondée en 2023, et symbole assumé de sa politique de "startup nation". Cette double orientation dessine une ambiguïté structurelle : fidélité affichée à l’intégration européenne, mais défense prioritaire d’un intérêt national qui instrumentalise le cadre communautaire. Le développement des licornes[8] françaises, adossé à des capitaux ou des infrastructures étrangères, illustre ainsi les limites d’une souveraineté proclamée mais non consolidée par une politique industrielle commune, durable et cohérente.

Comment articuler l’intérêt national avec l’intérêt européen ? L’Europe promeut la mutualisation comme fondement de son autonomie collective, alors que la France privilégie une logique de rayonnement, qui est susceptible d’apparaître hégémonique, au risque d’éroder la confiance communautaire. Cette tension est amplifiée par la porosité croissante entre sphères publique et privée. Là où l’Europe valorise une gouvernance institutionnelle indépendante, ouverte au dialogue multipartite, la France illustre un modèle hybride où l’État se confond avec ses acteurs économiques. L’exemple de Cédric O, ancien secrétaire d’État devenu cofondateur de Mistral AI et conseiller du gouvernement pour l'IA générative[9], incarne cette imbrication des rôles : figure d’une accélération possible de l’innovation, mais source de soupçons éthiques et politiques qui fragilisent la crédibilité française sur la scène européenne. Ces trajectoires individuelles brouillent les frontières entre stratégie nationale, intérêts économiques sectoriels et intérêt collectif, contribuant à l’opacité des choix de gouvernance. Après la création de l'antenne française de son laboratoire d'IA FAIR (Fundamental Artificial Intelligence Research), en juin 2015 à Paris, Mark Zuckerberg a réaffirmé son engagement pour l'innovation en France en 2018, à l'occasion du sommet "Tech for good" et de son entretien avec le Président de la république, alors que peu avant cela, il n'avait pas convaincu le Parlement européen concernant la récupération des données de plusieurs millions d'utilisateurs européens de Facebook, se contentant d'excuses sans répondre sur le fond.

Les contradictions ne sont d’ailleurs pas propres à la France. L'UE critique la domination des grandes entreprises technologiques américaines (BigTech) tout en demeurant réceptive à leurs investissements. Cette dépendance consentie souligne la difficulté de concilier l'attractivité économique et l'autonomie stratégique. L’Europe aspire à se constituer en puissance normative globale. Malgré ses ambitions, elle demeure tributaire des infrastructures et des technologies dominantes. La France illustre aussi ce paradoxe : en accueillant Google, Meta ou Microsoft[10], elle attire des capitaux et des talents, mais renforce la dépendance qu’elle prétend réduire. Cette tension traduit une fragilité de fond : celle de la difficulté à concilier l’impératif de croissance avec l’idéal d’indépendance[11]. Sur ce point, la startup Mistral AI est loin d’avoir levé autant de capitaux que ses concurrentes américaines[12]. Sa position de pépite à la recherche de fonds pourrait, à plus long terme, la rendre hors de contrôle, soumise à un actionnariat étranger à l’UE, -en particulier dans l’hypothèse d’une entrée en bourse-, avec un risque de délocalisation ou de transfert de contrôle sous influence étrangère. Cela dépendra de sa capacité à sécuriser un financement suffisamment solide, sans perdre de son autonomie stratégique. Au-delà, si Mistral AI comme d’autres entreprises européennes de l’IA ne parviennent pas à se fédérer sous des initiatives communes[13], cela pourrait les fragiliser davantage face à des coalitions plus grandes et mieux financées à l’échelle mondiale.

Entre les décisions imprévisibles et les exigences brutales, voire les menaces du pouvoir central américain, qui maintient ici son hégémonie par la puissance de ses BigTech et leur allégeance, et la Chine, qui impose un modèle étroitement dirigé par l’État, l’Europe tente de se positionner. Dans ce contexte, la France oscille entre alliance pragmatique pour stimuler son écosystème et volonté affichée de défendre l’autonomie européenne. Cette diplomatie à double face fragilise la cohésion de l’UE, alors que l’unité serait la condition première pour la souveraineté de l'IA.

En conclusion

La souveraineté française en IA ne serait pas en soi contradictoire avec l’idéal européen. Mais, au lieu de s’inscrire comme relais de l’effort collectif, elle tend souvent à s’y substituer, incarnant ainsi l’un des dilemmes les plus persistants de la construction européenne : comment concilier la défense d’intérêts nationaux immédiats avec la poursuite d’un projet collectif à long terme ? 

Dans un contexte de rivalité technologique mondiale, face à la puissance des BigTech et à la polarisation sino-américaine, soutenues par d’importants moyens économiques et politiques, la souveraineté en IA ne peut être ni une posture isolée, ni un simple slogan. La France, malgré ses ambitions légitimes et ses succès, - à l'exemple de Mistral AI -, ne bâtira pas une alternative européenne forte en agissant seule. Pour l'UE, les efforts devront porter sur le financement massif de la recherche, en disposant de suffisamment de talents, et en maîtrisant ses propres données. C'est ainsi qu’elle pourra dépasser les modèles actuels et inventer des technologies de rupture. Pour l'instant, les modèles d'IA sont fondamentalement voisins, et Mistral AI semble encore être la seule société européenne en tête de course à l'IA… Le défi a relever est colossal. La réussite dépendra de la capacité des États membres de l'UE à adopter une vision stratégique réaliste, en alignant leurs ambitions sur un objectif commun, afin que leur souveraineté ne demeure pas une utopie.

Daniel Guinier

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Bibliographie sélective

  • Corlin P. (2023) : La double casquette de Cédric O, lobbyiste de Mistral et conseiller du gouvernement pour l'IA générative, La Lettre, 16 novembre.
  • Guinier D. (2025) : Les réseaux neuronaux KAN - Une révolution dans l'intelligence artificielle ? Expertises, n°509, février, pp. 30-33.
  • Toute l’Europe (2018) : Mark Zuckerberg peine à convaincre le Parlement européen, 23 mai.
  • Villani C. (2018) : Donner un sens à l'intelligence artificielle. Pour une stratégie nationale et européenne. Rapport de mission parlementaire confiée par le Premier Ministre, mars, 234 pages.

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[1] lien.

[2] A l'exemple de J. Barral, directrice scientifique chez Google, et Y. Le Cun, VP et Chief AI Scientist chez Meta.

[3] Lien.

[4] INESIA, pour Institut national pour l’évaluation et la sécurité de l’intelligence artificielle.

[5] A l'exemple des réseaux neuronaux KAN qui utilisent un nouveau modèle de neurone (voir D. Guinier (2025)).

[6] Une startup désigne une entreprise innovante, nouvellement créée, disposant d'un un très fort potentiel de croissance, à la recherche de fonds importants associé à une spéculation sur sa valeur financière future.

[7] Les données échappent pour l’essentiel au contrôle des États européens, tandis qu'elles font la base de la domination des plateformes transnationales. L’audition de Mark Zuckerberg devant le Parlement européen illustre bien cette difficulté.

[8] Le terme "licorne" désigne usuellement une startup valorisée à plus d'un milliard de dollars, non cotée en bourse.

[9] Voir P. Corlin (2023).

[10] Mistral AI dispose notamment d'un partenariat avec Microsoft  pour rendre disponible leur modèle Mistral Large sur le cloud Azure, et en R&D en vue de créer des applications pour tous les gouvernements européens et répondre aux besoins du secteur public, avec une prise de participation minoritaire de Microsoft au capital de Mistral AI. Un partenariat avec NVIDEA apparaît en 2024.

[11] En juin 2024, Mistral AI a levé 600 millions d'euros à l'issue d'un tour où 65 % de son capital resterait français.

[12] L'entrée de DeepSeek, une société chinoise d'IA  fondée en 2023, vient paradoxalement renforcer le modèle économique et la position d’outsider de Mistral AI.

[13] L’UE a commencé à prendre des mesures pour encadrer les investissements étrangers et éviter une domination étrangère dans des secteurs clés, notamment avec l'AI Act et des initiatives comme la Digital Sovereignty.

04/11/2025

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