Et si le Métavers était une nouvelle Tour de Babel… ?
10/11/2022 - 3 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Lara-Scarlett Gervais est Aventurière-photographe & Présidente de l'Association Heritage & Civilisation et Ariane Vitou Co-fondatrice de l’Association de médiation poétique Vers Libre & Directrice des partenariats et de la communication de Terre & Fils.
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La statistique n’est plus nouvelle : depuis février dernier, nous pouvons estimer, grâce à l’étude du cabinet américain Gartner, qu’à horizon 2026, un quart de la population mondiale passera plus d’une heure par jour dans le monde virtuel du Métavers. La conquête des imaginaires passe donc à la vitesse supérieure : en moins de cinq ans, la colonisation de nos cerveaux par la réalité augmentée et virtuelle sera irrépressible avec pour corollaire la captation de nos comportements intimes pour raffiner les mécanismes d’addiction conçus par les algorithmes. Une telle perspective semble donner raison aux scénarios de science-fiction entérinant la victoire de la machine sur l’homme et couronner l’aboutissement du progrès technologique à travers la figure de "l’homme augmenté", voire du "post-humain"[1], selon la voie ouverte par le transhumanisme. Tel est le point d’acmé de notre civilisation : un être mettant toute son intelligence pour défier les frontières du réel, voire de la mort, autrement dit les limites imposées par la nature.
Sommes-nous à ce point fascinés par la technologie pour ne pas reconnaître dans cette ambition funeste une autre Tour de Babel ? Il en va du Métavers futuriste comme de l’Etemenanki antique : c’est l’illusion d’une unité géniale rassemblant tous les êtres humains pour atteindre un "au-delà" et s’égaler au pouvoir du démiurge. C’est un simulacre de réalité qui fait écran aux défis bien concrets de l’époque : les avatars du Metavers peuvent-ils s’atteler à la transition écologique et sociale ou aux enjeux du dialogue interculturel et du maintien de la paix plus efficacement que les humains ? Prétendre que oui n’est pas un espoir mais une démission. La fascination pour le Metavers reflète l’aveuglement de toute une civilisation qui préfère la fuite dans l’ailleurs à la confrontation avec l’ici-bas. Ce péché d’hybris annonce une chute certaine et il serait sage de relire le mythe de la Tour de Babel pour apprécier les risques de notre démesure actuelle : dans la Genèse, en refusant de se disperser et de se multiplier sur la Terre après le déluge pour construire une tour gigantesque visant à pénétrer les cieux, les hommes provoquent la colère de Dieu qui brouille leur langage les réduisant à la confusion et à la discorde. De l’illusion de l’harmonie naît la cacophonie, du refus de la diversité naît le chaos : tels sont les présages qui planent sur une civilisation qui renonce à la mesure et fonde son avenir sur le mirage technologique.
Il ne s’agit pas ici de jouer les Cassandre ou de démentir les apports de l’innovation numérique mais d’éveiller les consciences pour bâtir un horizon plus souhaitable, plus juste et plus émancipateur pour notre génération et celles à venir. Cet horizon n’est pas un vœu pieux : il est un effort de volonté. Que pouvons-nous encore face à la promesse faustienne du transhumanisme, à la colonisation des imaginaires par le virtuel et à la puissance des algorithmes nourris par les neurosciences ? Nous pouvons nous inspirer de ce que nos aînés confrontés à d’autres extrémités nous ont appris : nous augmenter par nous-mêmes - par la création artistique, le sens de la communauté, l’éthique et l’ascèse spirituelle. Nous pouvons stimuler les imaginaires, faire naître des fictions qui suscitent des questions et éveillent l’intelligence au lieu d’un monde factice qui condamne à la passivité et endort les sens. Il est temps de réinvestir nos patrimoines immatériels : danses et rituels, chants et traditions orales, arts et savoir-faire… Ce sont par eux que se vivent et se transmettent le sens de la justesse, le goût de la création libératrice, la joie collective, l’intelligence sensible et l’intuition du sacré. Pour créer une harmonie réelle née de la diversité des pratiques culturelles et des langues, il est urgent de sensibiliser les plus jeunes aux trésors culturels légués par nos aînés, éveiller leur curiosité pour les humanités et stimuler leur appétence à créer. Il est crucial de les engager par de nouvelles formes de médiation. C’est ainsi que nous pourrons ranimer l’intelligence du cœur dont nous avons tant besoin pour faire face aux défis du temps présent.
Face à l’intelligence technicienne et égoïste générant le Métavers, il nous faut libérer l’intelligence du cœur : celle nourrie par l’intuition et l’empathie, qui permet de tisser des liens que seul un cerveau humain peut percevoir ; celle qui donne le courage de s’engager pour l’utopie contre le cauchemar, pour la liberté vécue contre l’illusion de la toute-puissance, pour la réalisation collective contre la jouissance individuelle. Cette intelligence du cœur qui proclame, au-delà du pouvoir de la technologie et du virtuel, la puissance du sensible et de l’immatériel pour réinventer un monde en commun.
Lara-Scarlett Gervais et Ariane Vitou
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[1] "Caractéristique de l'état futur de l’humanité après sa transformation par les technologies", https://fr.wiktionary.org/wiki/post-humain
10/11/2022