Fin de la mondialisation et warfare, le cas de la lutte contre la corruption

29/05/2024 - 8 min. de lecture

Fin de la mondialisation et warfare, le cas de la lutte contre la corruption - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Julien Briot-Hadar est un expert en compliance doté d’une solide expérience dans le financement de projets, l’énergie et le secteur bancaire, tant en France qu’à l’international, et Damien Romestant Docteur en droit et Global Lead Trade Compliance Counsel auprès d’un acteur majeur de la logistique et coordonnateur du Chapitre "Sanctions économiques internationales" auprès de l’Observatoire du Crime Financier.

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Le monde d’aujourd’hui est un monde en crise, de crises. L’"hyperpuissance" américaine qu’évoquait l’ancien Ministre des Affaires étrangères de la France, Hubert Védrine, a échoué, laissant la place à une opposition polarisée (et non bipolaire) entre États démocratiques et bloc autocratique. L’hyperpuissance ayant échoué à imposer l’ordre démocratique, c’est désormais son ordre économique et social qui se trouve contesté, avec comme corollaire la fin de la mondialisation heureuse et le retour à une compétition, pour l’heure essentiellement traduite dans des oppositions économiques de plus en plus poussées. Le développement de deux systèmes antonymes passe également par le développement de normes et de pratiques qui, bien que proches ou similaires sur le papier, s’en trouvent fort éloignées dans la pratique. Dans tous les cas, le droit, instrumentalisé au service de la puissance (ou à des fins de sécurité nationale/politique étrangère), se conçoit comme un vecteur d’influence, tout autant que de pression, sur les acteurs économiques actifs dans les deux sphères.

Les acteurs économiques se trouvent donc dans une situation incertaine, parfois dans une zone où le risque reste encore difficile à détecter dès lors que politique étrangère et sécurité nationale guident la mise en œuvre du corpus juridique disponible. C’est la raison pour laquelle l’éthique des affaires devient un vecteur de risque d’autant plus important qu’il rescelle bien des pièges pour les employés des entreprises ne la respectant pas.

 

Le bloc américain

Pour lutter contre la corruption, les États-Unis d’Amérique ont décidé d’innover très tôt dans l’histoire, et cela, dès le vote en 1977 du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA).

C’est en 1998 que la loi a été révisée afin de lui attribuer une portée extraterritoriale. Depuis, le FCPA s’applique également aux sociétés étrangères pour des faits de corruption localisés en dehors du territoire américain ayant pour effet "qu’une action soit réalisée aux États-Unis". En vertu de l’expression "while in the territory of the US" présente dans le FCPA, pour fonder la compétence territoriale des États-Unis, il suffit qu’un élément mineur de l’infraction ait un rattachement avec le territoire américain : utilisation du dollar dans les transactions incriminées, virements bancaires faisant intervenir même de façon intermédiaire une banque américaine, envoi d’emails transitant par un serveur situé sur le territoire américain, appels téléphoniques vers/depuis le sol américain…

Compte tenu des liens économiques qui unissent les États-Unis avec le reste du monde, ces US Nexus, aussi ténus soient-ils, ont ainsi conduit à assujettir les sociétés du monde entier au FCPA. Ce sont ces critères de rattachement utilisés par les administrations américaines qui sont aujourd’hui fortement contestés, plutôt que le concept d’extraterritorialité en lui-même.

Cette loi d’extraterritorialité a inspiré l’OCDE avec sa convention anti-corruption publiée en 2000 puis par la suite les autorités nationales du Vieux Continent avec la loi Sapin 2 en France en 2016 ou l’UK Bribery Act au Royaume-Uni en 2010. Si l’on devait citer un auteur célèbre pour résumer ce qui s’est passé depuis trente ans, nous pourrions penser sans aucun doute à Antoine de Saint-Exupéry qui a bien expliqué que l’Homme n’accepte le changement que lorsqu’il en est obligé.

Il faut préciser qu’à la suite de la condamnation d’Alstom en 2014 par le DoJ, la France, via l’instauration de Loi Sapin II de 2016, a tenté de protéger ses entreprises en instaurant une obligation de prévention et de détection des faits de corruption et autres atteintes à la probité afin de les aligner sur les standards internationaux. Cette loi impose aux sociétés, qu'elles soient publiques ou privées, qui remplissent une double condition d'effectifs (au moins 500 salariés) et de chiffre d'affaires (au moins 100 millions d'euros de CA consolidé), la mise en place d’un programme de conformité et crée l’Agence Française Anticorruption pour auditer ces programmes et attribuer le cas échéant des sanctions administratives en cas d’absence de dispositif ou de dispositif défaillant, alors même qu’aucun fait de corruption n’a eu lieu au sein de l’entreprise. La loi française est donc plus stricte que le FCPA qui n’impose ni programme de conformité aux entreprises - mais utilise l’existence d’un tel programme comme pondération de l’amende - ni sanction administrative à défaut.

Pour ne pas pénaliser les sociétés françaises face à leurs concurrents sur les marchés internationaux en cas de condamnation pénale (pouvant notamment entrainer une exclusion des marchés publics), et pour faire face aux sanctions prononcées par les autorités américaines, la loi Sapin II a également créé la Convention Judiciaire d’Intérêt Public (CJIP), accord transactionnel avec le PNF comparable au DPA américain. Comme le dit Michel Sapin, l’ancien ministre des finances "l’oeil de l’étranger, et notamment américain, a changé. Auparavant, ils disaient "You don’t do the job so I do it", maintenant, ils disent "You do the job so I just see" ou encore "We do the job together"".

Néanmoins, quelques limites sont à signaler. Son extraterritorialité est d’abord limitée du fait du critère de territorialité imposé à l’article 17 de la loi qui limite son application aux seules sociétés ayant un siège social en France ou aux filiales étrangères de groupes dont le siège social de la société mère se situe en France. De plus, les poursuites judiciaires françaises à l’international sont limitées du fait du manque de moyens des autorités françaises et de leur faible coopération.

Pour finir, la coordination des enquêtes et des sanctions dans l’affaire Airbus a permis de répondre à certaines interrogations liées au respect du principe non bis in idem dans le cadre de la CJIP. En premier lieu, deux solutions se présentent en cas de multiplicité de poursuites dans plusieurs États. La première consiste, en amont des poursuites, en une concertation des États telle qu’exprimée à l’article 4.3 de la Convention de l’OCDE, afin de déterminer lequel est le mieux placé pour mettre en œuvre les poursuites. La seconde est de faire application du principe non bis in idem qui interdit de poursuivre ou de punir une entreprise deux fois pour les mêmes faits. Dans ce cadre, la CJIP contribue au respect de ce principe en permettant une meilleure régulation internationale des poursuite.

Quant au cumul des amendes avec d’éventuelles sanctions fiscale, il est fait application de la solution du Conseil constitutionnel et de l’exigence de proportionnalité. La convention rappelle donc systématiquement la règle selon laquelle "le cumul des sanctions pénales [est] admis sous la réserve que le montant global des sanctions éventuellement appliquées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues".

En effet, les principes tirés de la réserve d’interprétation donnée par le Conseil constitutionnel, et de sa confirmation par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans plusieurs arrêts du 11 septembre 2019 sont appliqués : le principe de non bis in idem n’est applicable, en France, que pour les tribunaux statuant en matière pénale. Les cas "les plus graves" de manquements et infractions en matière fiscale peuvent faire l’objet d’un cumul de sanctions, à condition de respecter le principe de proportionnalité, et que le montant global des sanctions prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues.

 

Le bloc chinois

De son côté, la Chine considère qu’elle n’a pas à suivre les normes de l’OCDE qu’elle considère comme des normes archaïques. L’Empire du Milieu souhaite créer un nouveau droit international et privilégie des normes interactives dans un monde global, interconnecté, interdépendant et instantané. Il faut savoir que la lutte contre la corruption est l’une des priorités de Xi Jinping depuis son élection en 2013 et le gouvernement chinois affiche une politique de tolérance zéro contre la corruption, comme le montrent les grandes campagnes anticorruptions menées par celui-ci, "Foxhunt" et "Skynet" qui auraient permis de recouvrer plus d’1,4 milliard de fonds détournés corrompus par des fonctionnaires.

Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013, la Chine a elle aussi renforcé ses lois anticorruption[1], que sont la Loi sur la concurrence déloyale (PRC Anti Unfair Competition Law, qui s’applique à la corruption privée) et le Code pénal chinois (PRC Criminal Law, qui s’applique à la corruption privée et publique). Les lois pénales chinoises s’appliquent aux crimes commis sur le territoire chinois, qu’ils soient commis par des ressortissants chinois ou étrangers. L’affaire la plus médiatisée visant une société européenne est probablement celle du laboratoire pharmaceutique britannique GlaxoSmithKline (GSK) qui, en 2014, a été condamné par les juridictions chinoises à une amende de 378 millions d'euros pour avoir versé 500 millions de dollars en pots-de-vin à des hôpitaux, médecins et cadres politiques pour promouvoir ses produits en Chine par l'intermédiaire d'agences de voyages et de projets de sponsoring[2]. Dès 2015, la RPC a souhaité donner aux organes judiciaires davantage de moyens pour lutter plus efficacement contre la corruption[3] et en 2020, le onzième amendement de loi pénale a aligné les modalités de condamnations d’employés du secteur privé sur celles des fonctionnaires publics avec des sanctions pouvant aller jusqu’à une peine d’emprisonnement à perpétuité.

La lutte contre la corruption constitue donc un risque majeur pour les entreprises à l’international. Dans le cas de la Chine parce que la pratique n’est pas encore fixée et que l’attention reste importante sur les pratiques des entreprises étrangères, mais aussi parce que le pays joue des dispositions des lois éthique et conformité pour imprimer une pression sur les entreprises étrangères. Pour les Etats-Unis, parce que la lutte contre la corruption s’inscrit dans leur agenda pour la Démocratie et est donc également susceptible d’être mise en œuvre à travers des sanctions ciblées, dans le cas notamment de pratiques corruptives dans des marchés du Sud global.

L’instrumentalisation des normes éthiques constitue donc un facteur de risques croissant pour les entreprises dans leurs activités internationales qu’il est difficile d’évaluer, raison pour laquelle les acteurs économiques ne devraient pas cesser d’investir dans les mécanismes internes, formation et politique anticorruption, qui permettent de baisser l’exposition associée à la conduite des affaires. Le risque sera d’autant plus grand que le secteur concerné relèvera de l’opposition entre les blocs. Le secteur minier par exemple pourra générer une attention plus forte du fait de la course aux approvisionnements en métaux rares.

Julien Briot-Hadar et Damien Romestant

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[1] Lien et Lien.

[2] Son directeur général et d’autres responsables ont également été condamnés à des peines d'emprisonnement allant de deux à quatre ans : lien.

[3] Amendement n° 9 à la loi pénale chinoise.

29/05/2024

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